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N°6 : Que faire des philosophes morts ?

  • Photo du rédacteur: Estelle Bauman
    Estelle Bauman
  • 12 juil. 2020
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 13 août 2020

De cette lignée de noms propres qui nous précèdent, quel usage pouvons-nous faire ?

Nous aimerions que leurs paroles laissées et leurs textes légués nous éclairent et nous guident. Nous aimerions y trouver cette vérité, dont nous avons posé la possibilité d’existence, et que nous recherchons.

Et nous en trouvons un peu, de cette vérité, chez certains d’entre eux. Mais pas toute. Leurs mots sont ardus, difficiles à saisir avec certitude. Nous finissons tout de même par comprendre que le sens qu’ils donnent au mot est singulier et n’appartient qu’à eux. Mais leur nom propre, qui sert désormais à signer et désigner leur pensée, raisonne comme la promesse qu’il faut aller plus loin. Nous nous disons que si nous nous donnions un peu de peine, la lumière de la vérité en serait la récompense.

À ce moment-là, deux voies s’ouvrent devant nous.

La première voie consiste à refermer les livres, à cesser d’écouter, à refuser de poursuivre. Après tout, ces textes sont bien trop compliqués ! Et si en plus chacun met le sens qu’il veut sur les mots, il n’y a pas moyen de s’en sortir. L’effort semble trop grand, et le gain trop incertain.

La seconde voie nous invite au contraire à plonger. Les lueurs que nous discernons à l’horizon nous font signe. Nous trouvons dans la pensée singulière d’un ou d’une philosophe quelque chose qui nous accroche. Nous avons, à certains moments, l’impression de lire ou d’entendre l’écho de quelque chose que nous avons en nous, mais que nous n’arrivions pas à formuler jusque-là, quelque chose qui était presque là, et qui surgit enfin.

C’est alors que le piège s’ouvre, béant, sous nos pieds.

Nous essayons d’aller plus loin, de plus en plus loin dans l’œuvre de celui ou de celle qui nous a éveillés. Nous absorbons tout, nous dévorons, nous analysons, nous interprétons. Nous commençons par être emportés par les fulgurances qui s’enchaînent. Une lumière nouvelle éclaire le monde, ou au moins les textes. Puis à moment tout s’assombrit à nouveau et nous mesurerons notre ignorance. Nous butons sur des reliefs restés obscurs. Les concepts et les textes résistent. Nous avions compris trop vite, et surtout trop mal.

Mais le piège s’est refermé. Nous n’aurons de cesse d’aller au bout du chemin. Nous ne nous arrêterons qu’une fois les obstacles levés.

Alors, au bout de quelques temps, au bout de plusieurs années de relectures, d’analyses et d’interprétations, nous parvenons enfin à circuler dans cette pensée qui promettait tant. Le monde est désormais éclairé d’une lumière uniforme.

Mais en réalité, ce qui est éclairé n’est pas le monde, mais les concepts qui projettent leurs lumières. C’est le texte que nous avons compris. Le monde s’éclairera par ce texte. Nous voilà prisonnier de la pensée d’un autre ou d’une autre.

Nous sommes allés trop loin dans la cohérence du texte, dans la pensée qu’il contient et qu’il a fini par dévoiler. Nous nous sommes fait dévorer.

Y aurait-il une autre voie ?

Prudents, les professeurs de philosophie se protègent d’une pensée par une autre, et tentent de naviguer dans les profondeurs des textes, en se servant de l’un pour se sauver de l’autre. Leur maitrise technique de la navigation est parfois sans égal et peut être d’une étonnante virtuosité. Mais comme toute virtuosité, elle s’enferme souvent dans une boucle narcissique, que nous appellerons par commodité la « philosophie philosophante ». La vérité n’est plus la finalité de la démarche, mais un moyen de jouer avec des concepts.

Entendons-nous bien : les professeurs de philosophie sont absolument nécessaires. Ce sont eux qui éveillent les esprits et entretiennent les feux de la raison. Les professeurs de philosophie constituent des remparts puissants contre les barbaries de tous ordres. Mais ce sont des gardiens et non des guerriers, ou si l’on préfère une métaphore plus provocante, des prêtres et non des saints (1).

Le ou la philosophe ne peut se satisfaire de cette place, car c’est à la vérité du monde, et non à celle des textes, qu’il ou qu’elle aspire.

Devrait-on tourner le dos aux textes anciens, écrits et analysés par celles et ceux qui nous précédés, et reprendre naïvement toutes les questions à zéro ? Ce serait évidemment bien présomptueux et surtout très vain. Un autre chemin existe, tortueux et risqué. Il est fait d’allers et de retours entre les textes, la réalité, les interrogations de notre propre pensée, et les contradictions que nous croyons percevoir chez celles et ceux qui nous ont précédés.

Comment faire ? Essayons quelque chose…

Partons d’une phrase que nous prendrons pour postulat initial. Partons d’une formule célèbre dite par Jacques Lacan :

« La vérité ne peut que se mi-dire » (2).

Pour l’instant admettons simplement cela, que la vérité ne peut pas se dire totalement. Nous questionnerons ce postulat plus loin et ce en quoi il se défend.

Pour le moment, notons simplement que la vérité est de l’ordre d’un discours qui s’affirme en tant que « vérité » dans une relation particulière à la « réalité ». Or il est essentiel de bien avoir toujours à l’esprit que la « vérité » n’est pas la « réalité », et que la superposition de l’une sur l’autre ne peut pas être totalement harmonieuse, puisque leur nature-même est différente. Cette distinction est particulièrement difficile à maintenir dans la durée, car nous ne sortons jamais de l’ordre du discours. En termes linguistiques, nous pourrions dire que le signifié du signifiant « vérité » relève encore du signifiant, alors qu’au contraire le signifié du signifiant « réalité » pointe en dehors de la langue.

Inversons la proposition, énonçons en le corolaire. Si la vérité ne peut que se « mi-dire », elle ne peut que se « mi-comprendre ».

Nous réalisons alors une chose essentielle et consubstantielle à la philosophie. Il est impossible d’accéder pleinement à la vérité d’un ou d’une philosophe, sauf à en devenir un décalque, un clone, en d’autres termes à devenir une enveloppe hantée par un esprit mort.

Mais dans le « mi-dire » qui se dit tout de même de la vérité, s’ouvre un espace que nous pouvons nous approprier, transformer, habiter, développer.

Voilà pourquoi les philosophes discutent et disputent. Voilà pourquoi se constituent des écoles et des lignées de pensée. Voilà pourquoi les disciples trahissent toujours les maîtres malgré eux. Ils se « mi-comprennent » d’une vérité qui ne s’est que « mi-dite ». Voilà d’où vient l’absolue singularité du ou de la philosophe (3).

S’inscrire dans la démarche philosophique, c’est partir du « mi-dit » de vérité, énoncé par un autre ou par une autre, et les poursuivre dans une direction qui à son tour ne pourra que se « mi-dire ». Or les « mi-dits » de vérité philosophique ne s’additionnent pas. Ils s’annulent, en ce que l’universalité de la vérité ne se négocie pas.

Le chemin tortueux et risqué du ou de la philosophe est un chemin de crête. Il ne peut se situer qu’aux lisières d’un nombre limité d’auteurs et de pensées, là où nous pensons avoir « mi-compris » quelque chose, dont nous avons l’intuition qu’il est de notre devoir de construire l’autre moitié.

Cette moitié restante de vérité sera vraisemblablement très différente de celle énoncée par l’auteur ou l’autrice dont nous partons. Ce sera autre chose, et cet autre chose trace notre sillon de philosophe.

Ce chemin nous choisit autant que nous le choisissons.

À suivre dans l’épisode 7 du Feuilleton philosophique : « la vérité du 3ème type ».

_____

(1) : Je précise pour le lecteur ou la lectrice superficiel(le) que cette double métaphore n’est pas à prendre littéralement.

(2) : Jacques Lacan Séminaire XIX …Ou pire (leçon du 08/12/71) ou bien Séminaire XX Encore (leçon du 20/03/73) : « c’est que toute la vérité, c’est ce qui ne peut pas se dire. C’est ce que ne peut se dire qu’à condition de ne pas la pousser jusqu’au bout, de ne faire que la mi-dire ».

(3) : Et voilà ce qui rend compte aussi de leur place particulière dans le continuum métonymique des noms propres entre les mathématiciens et les artistes (voir épisode 3, 4 et 5)

 
 
 

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