N°15 : En finir avec la matière et l’idée (partie II)
- Estelle Bauman
- 25 sept. 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 sept. 2020
Nous avons vu, lors du précédent épisode du Feuilleton philosophique, comment le couple conceptuel formé des termes « matière » et « idée » -qui est au fondement même de l’histoire de la philosophie- se trouve radicalement questionné par les reformulations théoriques de la physique à l’aube du XXe siècle.
Essayons d’aller un peu plus loin, pour nous faire une idée des conséquences qu’il est possible d’en tirer. Quelque chose de nouveau apparait et cela peut réorganiser notre relation au monde. Comment notre système de pensée, ce qu’on pourrait appeler notre « régime de connaissance » peut-il prendre acte de ce bouleversement ?
Précisons avant toute chose que nous ne prétendons aucunement à la maîtrise des savoirs de la science physique, telle qu'elle s'élabore depuis un siècle et en particulier ceux de la physique quantique. Pour tout cela, nous renvoyons lectrices et lecteurs à ce peuvent en dire les scientifiques eux-mêmes (1).
Ce qui nous intéresse -par incidence- sont plutôt les problèmes que cela pose aux philosophes, ou tout au moins, devrait poser à une certaine partie de la philosophie. Ou plutôt comment cela oblige la philosophie à reformuler des problèmes qui se posent à elle.
Dans la recherche des particules élémentaires, nous avons l’impression que la matière disparaît. L’idée même de « petite », intrinsèquement liée à l’idée « d’étendue », c’est-à-dire à l’idée d’occupation d’un certain « volume » dans un espace composés de pleins et de vides est-elle encore opérante ? Plus même. Au fur et à mesure que nous avançons dans le monde de l’infiniment petit, la matière semble perdre de son caractère de « solidité ». Pour nous, qui ne sommes pas scientifiques, plus nous approchons du niveau « élémentaire », plus nous avons l’impression que la matière se dissout. Ce que nous pensions saisir, échappe.
Cet effet n’est peut-être en réalité que la preuve que nous ne sommes pas scientifiques. Mais il semblerait que les scientifiques n’y échappent pas non plus.
Photons, neutrino, ondes gravitationnelles, boson de Higgs… ne sont plus des choses à « observer », puisque nous sommes à une échelle inférieure au photon, c’est—à-dire inférieure aux conditions mêmes qui rendent l’observation possible (2). La conséquence directe est qu'il n’y a plus rien pour s’en faire une représentation, et qu'il n’est plus possible d’en rendre compte sur le plan imaginaire. Nous ne pouvons que prendre acte du fait que nous ne pouvons plus nous faire « d’images » (3).
Dans l’infiniment petit, les lois ne sont plus les mêmes que celles de notre monde commun, ou plus précisément, elles ne peuvent se traduire sur le plan imaginaire avec les métaphores usuelles.
Jusqu’à il y a peu, nous pouvions nous faire une idée intuitive de l’infiniment petit par un jeu d'analogie. Dans notre esprit, une particule élémentaire était un « corpuscule », une sorte de « petite bille », autour de laquelle, éventuellement, tournaient d’autres « petites billes ». Lorsque Niels Bohr propose en 1913 le modèle de l’atome sous forme de noyau autour duquel tournent des électrons, le succès immédiat de l’image ne s’explique que par la ressemblance avec le système des planètes tournant autour du soleil.
Cette image, tout le monde le sait, est fausse et trompeuse. Les électrons ne peuvent pas être identifiés à des petites billes tournant autour du noyau de l'atome.
Prenons par ailleurs ce que l'on appelle une « onde », qui est souvent décrite comme la propagation d'une perturbation. Pour nous, il n’y a pas de meilleure illustration du caractère ondulatoire que les ondes sonores, et plus encore, que les ronds qui se propagent à la surface de l’eau après l’impact d’un caillou ou d’une goutte d’eau. Dans nos représentation, une « onde », c’est la transmission d’une déformation par le contact des « corpuscules », c’est une forme générée par un mouvement de la matière. En d’autres termes, une « onde », dans l’intuition que nous avons du monde, est de nature immatérielle.
Or, la physique quantique nous oblige à concevoir un objet -par exemple un photon – qui est à la fois « onde » et « particule ». Ce qui est proprement impossible à intégrer dans nos représentations. Tout se passe comme si « onde » et « corpuscules » étaient exclusif l'un de l'autre. Il est plus que fondé de faire l’hypothèse que cette difficulté vient de l’homologie de l’opposition « particule / onde » avec l’irréductible opposition « matériel / immatériel ».
Allons plus loin en affirmant ceci : l’opposition « particule / onde » est en fait homologue avec toute la série, que nous avons évoquée, des oppositions homologues tirées de l’opposition dualiste du couple « matière / idée ».
Dans notre traversée vers l'infiniment petit, ce n’est en réalité pas la matière qui se dissout, c’est le socle conceptuel qui nous permettait de la penser.
Pour les physiciens, ce qui est maintenant le lieu des investigations n’est plus une matière à laquelle ils auraient un accès direct. L’étude a déplacé son objet, ce n’est plus la matière elle-même qui est explorée, c’est la relation -en termes mathématiques- de l’observateur au monde. Il s’agit désormais de détecter des traces pour valider une théorie, fondée sur des modélisations mathématiques.
Cette chose qui a longtemps été désigné par le terme de « matière », elle, échappe radicalement, ontologiquement, à nos investigations. Nous n’y avons plus un accès direct. Peut-on encore parler même de matière ?
Pour nous, qui cherchons à nous doter d’outils de compréhension, ce qui importe, c’est ce déplacement. Nous n’allons plus au cœur de la matière, nous construisons des modèles mathématiques. Nous n’observons plus, nous détectons. Le lieu de l´étude s’est déplacé, ce n’est plus la matière, c’est notre relation à elle.
Étrangement, ce à quoi ressemble le plus l’objet d’étude de la physique, désormais posé comme inaccessible, et dont nous ne pouvons avoir affaire qu’à travers ses manifestations, est ce que Jacques Lacan désigne sous le terme de « Réel ». Le « Réel », en ce qu’il est « ce contre quoi on se cogne », en ce qu’il est ce qui ne se laisse pas circonscrire par les images et les mots.
Mais le terme de « Réel » n’est pas à comprendre ou à entendre seul. Il ne faut peut-être même pas chercher à lui donner un « sens ». Il convient avant tout de faire fonctionner ce terme de « Réel » en ce qu’il nous sort d’un dualisme multiséculaire par son articulation, au sein d’un monde, désormais conçu à trois dimensions, avec les deux autres termes proposés par Jacques Lacan, que sont « l’Imaginaire » et le « Symbolique ».
Comme nous l’avions déjà vu, d’une autre manière, dans un précédent épisode du Feuilleton philosophique, à propos de la diffusion des dictionnaires illustrés, nous sommes amenés à devoir penser le monde autrement qu’avec les notions binaires de « matière » et « d’idée ».
Il s’est passé au cours du XXe siècle une série d’évènements dans la connaissance humaine qui nous oblige à une reformulation complète et radicale de notre appréhension du monde.
De même que la physique a abandonné l’idée d’un accès direct à la matière, la philosophie pourrait enfin abandonner la question de « l’être » et de l'essence des choses pour se déplacer vers la question première, qui est simplement « À quoi avons-nous à faire ? » et évaluer en quoi les trois dimensions « Réel », « Imaginaire », « Symbolique » lui permettent un éclairage particulièrement opérant, et un moyen d’effectuer, à son tour, son déplacement.
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(1) : En France, celui qui nous semble le mieux donner à comprendre les enjeux de la physique contemporaine est Étienne Klein, qui parvient à expliquer très simplement les problèmes philosophiques (et plus précisément ontologiques) que cela pose aux physiciennes et physiciens.
Voir par exemple ici :
Ou cette vidéo très pédagogique :
Depuis sa place de physicien et de philosophe des sciences, Étienne Klein apporte une réflexion précieuse et unique à ces questions. J’espère ne pas trop mésinterpréter les résultats de la science dans les miennes.
(2) : Mais pouvons-nous encore parler « d’échelle » ?
(3) : Ce qui a pour effet direct que les physiciens peuvent bien s’accorder sur des formules mathématiques, mais pas sur la qualification de la substance du monde.
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