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N°17 : Les difficultés commencent

  • Photo du rédacteur: Estelle Bauman
    Estelle Bauman
  • 20 oct. 2020
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 21 oct. 2020

Il est illusoire de penser qu’il y aurait d’un côté « le monde », et de l’autre un « je » pour le penser. Il n’y a pas d’une part une « matière » et d’autre part des « idées ». Ce qui constitue notre univers n’est pas un mélange de deux substances hétérogènes, matérielles et immatérielles.

Au contraire, la réalité est Une.

Mais elle est tout autant ce dans quoi nous sommes plongés, que ce que nous produisons. La réalité n’est pas un ensemble de données brutes, offertes à nos perceptions et à notre intelligibilité. Ce n’est pas non plus, évidemment, une simple et pure construction de notre esprit. Le couple « objectif /subjectif », dans l’opposition et l’articulation des deux notions, n’est pas opérant pour rendre compte de ce qu’est la réalité. Plus généralement, tout système dualiste peine et bute sur une sorte d’effet miroir des deux termes qui, en se réfléchissant l’un l’autre à l’infini, génère une mise en abyme réflexive, pour produire ce que tout musicien connait sous le nom « d’effet Larsen ».

Le passage d’un système binaire à un appareillage conceptuel à trois termes, par ses simples propriétés structurelles nous sortirait déjà d’un certain nombre d’impasses théoriques et pratiques. C’est ainsi que nous pouvons essayer de considérer la réalité selon, non plus deux, mais trois dimensions, à savoir : Réel, Imaginaire et Symbolique (1).

Mais cela ne se passe pas aussi simplement que nous le souhaiterions. Chacune de ces dimensions ne peut se définir seule, pour elle-même, indépendamment des deux autres. C’est ensemble, en tant qu’elles sont articulées en trois dimensions d’une même chose, qu’elles peuvent transformer notre manière de penser. Et nous pouvons déjà préciser ce que chacune de ces trois dimensions n’est pas : l’imaginaire n’est pas l’imagination, le symbolique n’est pas le monde des symboles, et surtout, le réel n’est pas la réalité.

Il faudra bien essayer de définir ces dimensions, pourtant, pour approcher pas à pas la singularité de chacune. Au cours de cette tentative, nous devrons souvent reprendre nos réflexions, repartant parfois du même point, ou au contraire depuis un angle inédit, en essayant d’emprunter de nouveaux chemins. Nous ferons des hypothèses, proposerons des formulations, nous ferons fausse route, reviendrons, repartirons, explorerons.

Commençons par un premier essai de réduction abusive.

Le Symbolique serait le langage. Ou plutôt, le langage, de par sa nature d’être une structure de relations d’éléments, qui eux-mêmes n’existent que par leur place au sein de cette structure, serait la manifestation la plus évidente de la dimension du symbolique.

Allons plus loin, en pointant que la dimension du Symbolique, c’est-à-dire ce qui organise et régule des relations, a à voir avec les lois : lois sociales, lois de la physique, lois du langage…

L’Imaginaire serait la dimension sur laquelle se développe le monde des images. Mais en prenant les « images » au sens le plus large possible, c’est-à-dire tout ce qui vient s’imprimer à la surface de nos sens. L’imaginaire dépend des modalités de la perception, liées aux contingences des organes et des sens, mais aussi, et peut-être surtout, des possibilités d’inscription et de sollicitation de ces perceptions.

Le Réel, enfin, est ce qui reste.

Nous devons prendre littéralement cette définition. Or, le paradoxe est que c’est la dimension la plus sûre qui puisse nous servir d’appui dans notre appareillage théorique. C’est un paradoxe car le Réel est précisément ce qui ne se met pas en image ou en mot. Et le Réel n’est pas autre chose que cela. Dans l’univers, que nous autres, humains, avons créé pour nous servir de maison et d’espace, où nous avons tout fait pour que chaque chose soit le produit de nos œuvres, de nos savoirs, de nos visions, pour nous constituer un monde d’images et de mots, dans ce monde, le Réel est ce qui surgit, ce qui fait irruption.

La dimension du Réel ne peut se définir et se concevoir que par la négative.

Essayons de le dire autrement, en proposant une interprétation de la célèbre formule que l’on prête un peu rapidement à Jacques Lacan : « le Réel c’est quand on se cogne, le Réel, c’est l’impossible (2) ».

« Le Réel c’est quand on se cogne ». Lorsque nous nous cognons, ce qui en est cause, c’est que quelque chose a échappé à notre attention, c’est que les mots et les perceptions ont été absents. En d’autres termes, c’est la défaillance des dimensions du symbolique et de l’imaginaire qui a fait surgir l’accident. C’est là, précisément, dans l’accident, dans la douleur, dans la catastrophe, que la dimension du Réel se manifeste, pourrait-on dire, « à l’état pur ».

Prenons par ailleurs la différence entre le rêve et la réalité, qui, à moins d’être psychotique, peut nous servir de consensus. Le rêve propose un univers constitué d’images et de mots. Uniquement. Tout y est possible. Toutes les images et tous les mots. Nous pouvons voler, changer d’époque et de lieu, exaucer tous nos désirs, expérimenter toutes nos frayeurs, vivre mille vies, avoir tout ce dont nous avons envie, réaliser toutes les expériences et tous nos fantasmes…

La seule différence du rêve avec la réalité est la dimension du Réel. Dans l’un, tout est possible, dans l’autre, quelque chose vient au contraire mettre de l’impossible (3). Ce « quelque chose », c’est le réel !

Des trois dimensions de notre appareillage conceptuel, Réel, Imaginaire Symbolique, le Réel est sans doute la plus singulière dans la mesure où elle restera toujours inaccessible, hors du langage et hors de nos représentations. C’est sa définition même. Nous le verrons, c’est aussi la dimension avec laquelle nous entretenons la relation la plus ambivalente.

En permanence, le réel est ce que nous cherchons à évacuer, a éviter, à masquer, tout en souhaitant ardemment, au fond de nous-même, son surgissement.

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(1) : Je me dois de préciser un point. Je ne cherche pas ici à comprendre ou faire comprendre comment Jacques Lacan conçoit et a conçu ces 3 dimensions. Ceci est un travail d’exégèse- certes intéressant- mais qui n’est pas celui auquel je m’attelle dans ce Feuilleton philosophique. Je cherche autre chose.

Il y a une singularité d’appropriation de l’appareil conceptuel élaboré par quelqu’un d’autre, charge à chacun, ensuite, de la partager. Il n’est pas ici question de prétendre être « dans le vrai » de la pensée ou de la parole de Jacques Lacan. Il a tout fait pour rendre cela impossible. C’est la manière dont le partage de cette appropriation peut, à son tour, être ensuite partagé et approprié qui peut ici être jugée. C’est cela qui en signe l’intérêt, non un débat d’interprétation des textes.

Par exemple, le nouage dit « borroméen » des 3 dimensions entre elles, tel que Jacques Lacan le décortique dans le séminaire R.S.I., pose pour le moment trop de problèmes pratiques pour que je m’y appuie d’emblée.

(2) : La formulation exacte de Jacques Lacan est : « Il n’y a pas d’autre définition possible du réel que : c’est l’impossible. Quand quelque chose se trouve caractérisé de l’impossible, c’est là seulement le réel ; quand on se cogne, le réel, c’est l’impossible à pénétrer. »

Conférence au Massachusetts Institute of Technology, le 2 décembre 1975, paru dans Scilicet, 1975, n° 6-7.

(3) : Je reviendrai ultérieurement sur ce point à propos du rêve. En le nuançant. La dimension du Réel n’est pas vraiment absente du rêve, en ceci que les trois dimensions -Réel, Imaginaire, Symbolique- fonctionnent toujours ensemble, y compris dans le rêve. Simplement, le réel s’y manifeste autrement.

 
 
 

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