N°16 : Le cas Lacan
- Estelle Bauman
- 5 oct. 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 oct. 2020
Les lectrices et les lecteurs perspicaces n’auront pas manqué de remarquer qu’une référence, peu à peu, émerge de ce Feuilleton philosophique, qui n’est pas issue de la généalogie des philosophes. Elle vient de la psychanalyse, elle en est même une figure centrale : Jacques Lacan.
Plus qu’une figure, Jacques Lacan est vu, par celles et ceux qui en ignorent la parole, comme un personnage. Il fascine ou rebute. Certains le considèrent comme un génie, d’autres comme un escroc, ou pire, un clown. On le réduit souvent à quelques formules plus ou moins apocryphes : « l’inconscient est structuré comme un langage », « le réel, c’est ce contre quoi on se cogne », « L'amour, c'est offrir à quelqu'un qui n'en veut pas quelque chose que l'on n'a pas », « si vous avez compris, vous avez surement tort » ou encore « La psychanalyse est un remède contre l'ignorance. Elle est sans effet sur la connerie »…
La plus célèbre d'entre elles est sans conteste le fameux « il n'y a pas de rapport sexuel ».
De son legs thérapeutique, n’est la plupart du temps retenu que la brièveté des séances, leur coût, et le silence féroce de l’analyste. Son attention aux jeux de mots est, soit moqué, soit laborieusement imité, comme si une vérité cachée s’y manifestait, par les doubles sens des phonèmes, en une soudaine révélation.
Parmi les psychanalystes, « Lacaniens » et « anti-lacaniens » s’affrontent ou s’ignorent.
Du côté des philosophes, Jacques Lacan exerce une attirance certaine, mais fait rarement référence autrement que par fragments et formules, ou qu’avec le statut exclusif de psychanalyste. L’importance qu’il acquiert en philosophie est croissante, mais les contours de cette influence sont flous. Surtout, l’appareil conceptuel qu’il a déployé est d’une telle singularité, qu’il apparait d’une complète imperméabilité à tout autre système philosophique.
C’est la moindre des choses que de dire que la parole de Jacques Lacan résiste.
Le chantier est vaste. Le travail de replacement des termes Lacanien dans l’histoire de la philosophie est très loin d’avoir été effectué (1). À cela deux raisons, la première est contingente, la seconde est d’ordre conceptuel.
En premier lieu, l’œuvre de Jacques Lacan, on le sait, est un enseignement, délivré sous forme orale, à l’occasion des Séminaires tenus pendant près de 30 ans. Mais pour de simples questions de droits, une dizaine des séminaires, parmi les principaux, n’ont pas encore été publiés. Seules circulent des éditions pirates, éditées par des écoles de psychanalystes ou par des exégètes érudits et passionnés (2), que les ayants droits sont bien forcés de tolérer. En particulier, l’accès aux séminaires XXI -Les non dupent errent- et XXII -RSI- ne peut se faire que de manière plus ou moins clandestine, par les seuls initiés et initiées, ou par celles et ceux qui font la démarche volontariste d’aller les chercher.
Or, ces séminaires sont ceux où se cristallisent les idées les plus révolutionnaires de Jacques Lacan.
En second lieu, la parole de Jacques Lacan, il faut le dire, est, en elle-même, difficile à saisir, voire franchement ésotérique. Ça parle de « phallus », de « jouissance », « d’objet petit a », de « Grand Autre », de "castration" dans un univers langagier où le « phallus » n’est pas le pénis, la « jouissance » n’est pas le plaisir sexuel, la « castration » n'est pas le châtrement, etc. Des mots, pourtant familier, semblent avoir un tout autre sens que le sens commun. Peut-être même pas de « sens » du tout.
Alors que faire de cette parole ?
Comment l’aborder ?
Commençons par une affirmation : nous ne sommes pas « lacaniens » !
Nous ne prétendons pas être dépositaire d’un savoir particulier sur la parole de Jacques Lacan. Nous avons trop vu différents groupes -pas tous, heureusement- se structurer en chapelles, organisées avec ses évêques, ses cardinaux et ses papes, selon l’apparente maîtrise de cette parole, et la manier, cette parole, à la manière dont des prêtres peuvent faire usage d’un texte sacré (3).
La meilleure façon de commencer est probablement d’accepter de n’y rien comprendre (4). Nous saisissons vite qu’il serait vain de déterminer le « sens » de chaque concept et de chaque terme, car il faudrait que les mots servant à les définir soient eux-mêmes d’un sens assuré. Or ce à quoi nous assistons, la parole que nous entendons, est le fruit d’une réorganisation totale de la langue.
Les mots n’ont pas, dans la parole de Jacques Lacan, un « sens différent », ils tissent entre eux d’autres relations. Les termes s’articulent les uns aux autres de manière nouvelle, parfois mouvante. Mieux même, au fur et à mesure des Séminaires, ils peuvent changer radicalement de désignation.
Pour nous en sortir, essayons d’utiliser la « métaphore du filet de pêche » que nous avions esquissée dans l’épisode n°9 du Feuilleton philosophique : imaginons que chaque terme, chaque mot d’une langue, puisse être comparé à un nœud dans un filet, relié à d’autres nœuds. Le sens qu’il prend, dans une pensée, est sa place dans le filet : avec quels autres nœuds est-il noué ? à quelle proximité ? avec quelle densité ? L’image que donnera ce filet de pêche, jeté sur la réalité, dépendra en grande partie du tissage qui a présidé à l’organisation de ses nœuds.
Mais tout de même, à force de répétition et d’insistance, quelque chose finit par se dégager.
L’outillage conceptuel élaboré par Jacques Lacan nous propose un dispositif de pensée radicalement nouveau. En travaillant, non pas la question de « l’être » ou la question métaphysique de « l’essence des choses », mais la manière dont la réalité est le fruit d’une construction par un sujet, Jacques Lacan (5) renverse les perspectives classiques de la philosophie. De même que l’observateur de la physique quantique est pris dans la modélisation qu’il doit faire de son objet, l’individu – ou le sujet psychique écouté par l’analyste- est pris dans une réalité qui lui est donnée en même temps qu’elle en est le produit. (6) Il n’y a pas un monde posé devant nous, de l’essence duquel nous pourrions discuter. Il y a une construction que l’on appelle réalité.
Ce que la clinique apporte avec certitude, et que le ou la psychanalyste peut partager avec le ou la philosophe, c’est que monde du psychotique n’est pas celui du névrosé (7). Pour en rendre compte Jacques Lacan, en s’appuyant sur les travaux fondateurs de Sigmund Freud, a élaboré une construction théorique à l’aide de trois dimensions dont les noms sont désormais ultra connus : le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique.
Sur le plan strictement philosophique, la principale opération que la parole de Jacques Lacan peut nous permettre de réaliser est, selon nous, le passage d’une conception « dualiste » du monde, reposant sur les concepts de matière et d’idée, à une conception qui pourrait, éventuellement, dans un premier temps, être qualifiée de « moniste », où règne une seule substance, mais une substance qui ne peut se déployer que sous ces trois dimensions, indissociables les unes des autres.
L’exploration libre et hétérodoxe de ces 3 dimensions fera -pour un temps- l’objet de la suite du Feuilleton philosophique.
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(1) : Bien que connaissant parfaitement l’histoire de la philosophie, et ayant eu une intimité profonde avec les textes, majeurs et mineurs, de la plupart des auteurs, Jacques Lacan ne se revendique pas « philosophe ». Mais il parle à une époque où « être philosophe » n’était pas encore une mode, où Jean-Paul Sartre, presque à lui seul, en incarnait la posture ; où cette dénomination était réservée à ceux qui produisait des ouvrages de philosophie, parlant de philosophie ou des thèmes s’y reportant traditionnellement ; une époque surtout où de nombreux intellectuels formés à -et par- la philosophie, de Michel Foucault à Pierre Bourdieu, était en train de délaisser la discipline dans l’espoir de la fondre dans le champ bien plus vaste des Sciences humaines.
(2) : on peut trouver les Séminaires ici :
Mais je recommande surtout d’aller consulter le formidable site de Patrick Valas, d’une richesse et d’une générosité sans égales :
(3) : C’est aussi la raison pour laquelle j’use assez lourdement du recours systématique au nom complet « Jacques Lacan », afin d’éviter tout raccourci métonymique et les problèmes y afférant (voir les épisode n°3, épisode n°4 et épisode n°5 de ce Feuilleton philosophique).
(4) : L’un des meilleurs entrainements à l’entrée dans une parole ésotérique, comme celle de Jacques Lacan, dans laquelle il ne s’agit pas de s’appuyer sur du « sens », mais avant tout de s’y repérer est peut-être la plongée dans l’univers linguistique hallucinant de l’œuvre de Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Les liens entre l’œuvre de Marcel Duchamp et celle de Jacques Lacan n’ont d’ailleurs pas encore fait l’objet d’une étude sérieuse. Une telle étude serait pourtant grosse d’éclaircissements de tous ordres.
(5) : Ce qui n’est rien de moins que -proprement- une ontologie.
(6) : Je m’expose bien sûr, avec cette comparaison osée, à être contredite par un véritable discours scientifique.
(7) : Et si des mondes différents peuvent coexister, de quoi parlent les philosophes lorsqu'ils essaient de penser le monde ?
Quand l'être se mit à parler , il se fit avoir