top of page
Rechercher

N°4 : Le nom du philosophe comme leurre (partie II)

  • Photo du rédacteur: Estelle Bauman
    Estelle Bauman
  • 27 juin 2020
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 26 juil. 2020

Résumé de l’épisode n°3 : le patronyme des philosophes, en convoquant tout à la fois une pensée et une personne, est un leurre métonymique, par lequel s’articulent -de fait- de l’universel et du singulier. (lire l’épisode n°3 ici)

Certains pourront penser que la réflexion sur le nom propre des philosophes est un exercice un peu vain tendant à dénouer les imperfections du langage, que la métonymie à l’œuvre (soit le fait de désigner une œuvre philosophique par le nom propre du philosophe) est une facilité de langage d’une totale neutralité.

Il n’en est rien.

Le langage n’est pas un outil par lequel la « pensée » se traduit en « mots ». C’est la dimension même sur laquelle se développe la pensée. Il n’existe pas de pensée qui se déploierait hors d’une langue particulière. Cela ne signifie aucunement que la vérité serait une illusion factice, dépendante des contingences de telle ou telle langue, ni qu’elle perdrait de son caractère d’universalité. Nous essaierons de voir ce qu’il peut en être tout au long de ce feuilleton.

Mais si nous acceptons de partir de là, du fait qu’une langue, dans sa particularité, est le seul cadre possible de la pensée, cela entraine nécessairement que la linguistique et la philosophie ont partie liée.

Alors allons plus loin dans la mécanique de la métonymie du nom propre. Plongeons-nous dans les arcanes et les délices des figures de styles, tropes et autres synecdoques.

Il convient en premier lieu de préciser ce que notre métonymie du patronyme de philosophe n’est pas. Car ce qu’elle n’est pas, c’est une antonomase !

Une antonomase est un procédé qui consiste à transformer le « nom propre » en « nom commun ». Les exemples les plus souvent cités sont le « don juan », le « tartuffe », le « gavroche », le mécène », le « mentor » ou même la célèbre « poubelle ». Adoptés par le langage courant pour désigner un archétype ou une propriété d’après un personnage, ou encore un objet d’après son créateur, l’antonomase fait perdre au signifiant sa singularité de nom propre pour lui donner une valeur générique.

Or, c’est justement la singularité gardée du nom propre qui nous intéresse dans la métonymie des noms de philosophes.

Commençons par élargir la question. Après tout, les philosophes ne sont pas les seuls dont les noms propres valent pour l’œuvre. De même que nous disons « Platon » pour désigner sa pensée, nous disons « un Balzac » pour un volume de la Comédie humaine, un « Picasso » pour un tableau… Les sciences humaines regorgent de ce type de métonymie : « Freud », « Bourdieu », « Marx », « Keynes »… désignent tout autant les personnes que les théories qu’ils ont formulées. Même les sciences de la nature, voire les mathématiques, ont plus ou moins recours au procédé métonymique : « Newton » renvoie à la mécanique gravitationnelle, « Einstein » à la théorie de la relativité, « Pythagore » et « Thales » aux théorèmes qui portent leur nom.

Ce qui frappe en premier lieu, c’est que chacun de ces noms propres entraine avec lui un cortège d’images, de récits, d’anecdotes, de postures, d’expressions, d’époques historiques… en un mot un imaginaire, et plus précisément un imaginaire que l’on pourrait qualifier « d’imaginaire gimmick », c’est-à-dire identifié à un unique trait, simple et facilement reconnaissable : Newton et sa pomme, Einstein tirant la langue, Marx avec sa barbe fournie, Picasso en marinière, Platon en toge, Freud tenant un cigare, etc.

Cet « imaginaire gimmick » vaut alors, non pour la théorie ou l’œuvre elle-même, mais pour ce qu’on pourrait appeler « l’affiche de l’œuvre », c’est-à-dire son support imaginaire. Ce phénomène d’association, même s’il peut sembler très immature et bien peu théorique, est après tout compréhensible. Nous savons bien que plus une chose est abstraite, plus il est nécessaire d’y accrocher un référent imaginaire.

C’est peut-être là, d’ailleurs, que se trouve, non pas l’origine, mais l’une des causes du recours à la métonymie des noms propres.

Mais pas seulement.

Il y a autre chose.

Autre chose qui tient à la philosophie elle-même et à sa distance vis-à-vis des arts, des sciences et des autres savoirs.

Une méthode d’analyse plus fine sur les noms propres pourrait consister à chercher comment ces noms propres se déclinent en adjectifs qualificatif, selon les suffixes que l’on peut leur accoler : -ique, -esque, -ard, - ien, -isme, comme dans « socratique », « dantesque », « dreyfusard », « sartrien », « platonisme ».

Passons rapidement sur les 3 premiers, -ard, -ique, -esque, qui semblent des cas particuliers, en remarquant simplement que le « –esque » marque une outrance mêlée d’énormité ou une exagération parfois comique. « Dantesque » se dit comme se dit « ubuesque », « gigantesque », « clownesque », etc.

En revanche les suffixes « -ien » et « -iste » signent des relations différentes avec le nom propre. « -iste » relève d’une théorie, d’une idéologie, d’une doctrine ou d’un système à l’intérieur duquel on se situe, comme dans « spinoziste » alors que « -ien » renvoie au réemploi des outils conceptuels, de la démarche, ou de la méthode, comme dans « cartésien ».

Ouvrons ici une parenthèse.

Presque par surprise, lorsque l’on s’intéresse à ces deux suffixes, survient un cas particulier.

Ni philosophes, ni artistes, ni écrivains, ni penseurs, ni scientifiques, une nouvelle catégorie de noms propres surgit : ceux des hommes et des femmes politiques ! Nous disons « mitterrandien », « mendésiste », « thatchérien »… et parfois les deux suffixes s’accolent au même nom propre : « gaulliste » et « gaullien ». Or, il semblerait que, pour la politique, seul l’adjectif ait valeur métonymique et non le patronyme. On ne dit effectivement pas un « de Gaulle » pour qualifier un acte ou une conception politique.

Et pourtant il ne fait pas de doute que le nom d’un homme ou d’une femme politique se rangent aux côtés des autres noms propres dont nous avons parlé. C’est même un philosophe qui nous l’a indiqué dans la première décennie du millénaire. Alain Badiou avec « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » nous en a littéralement, dévoilé la nature métonymique impensée (*).

Cependant nous sortirons par commodité les noms des hommes et des femmes politiques de notre réflexion. Et ceci pour une raison simple : ce qui fait la particularité d’un nom propre, à savoir ne renvoyer qu’à lui-même, fonctionne pour l’action politique de la même manière, mais sur l’axe du temps, qui n'est autre que l'Histoire. Un acte politique n’est effectif qu’au moment où il se produit, et son temps ne renvoie qu’à lui-même. C’est sans doute la raison pour laquelle les périodes et les évènements historiques se trouvent par la suite désignés à leur tour par des noms propres.

Fermons là notre parenthèse et reprenons les domaines où le nom propre prend une dimension métonymique : philosophie, littérature, mathématiques, sciences dures ou molles, arts, poésie…

Prenons un léger recul. Nous remarquons que nous pouvons classer ces domaines selon un ordre précis et rigoureux, articulé autour des deux termes que nous avons relevé dans la métonymie des noms propres de philosophe : universalité et singularité.

Depuis les mathématiques, où l’universalité des résultats efface tout des particularités de son auteur, jusqu’aux arts, où c’est la singularité absolue de l’œuvre qui est désigné par le nom de l’artiste, tout un continuum métonymique, se dessine sous nos yeux.

Entre les deux pôles, selon un axe allant de l’universalité des mathématiques et à la singularité de l’art, les champs du savoir et de la création viennent chacun inscrire leur liste de noms propres sur ce continuum, que nous pouvons organiser selon un certain ordre.


Cet ordre le voici : mathématiques • sciences de la nature • sciences humaines • philosophie • littérature • poésie • arts.

La philosophie, elle, se tient très exactement au milieu, et les noms de philosophes prennent place sur le continuum métonymique à égale distance de ceux des mathématiciens et de ceux des artistes.

Il convient de chercher désormais ce que cela implique.



À suivre dans le numéro 5 du Feuilleton philosophique.


------

(*) : Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? Editions Lignes, 2007 160 p.

Le titre est selon moi le seul intérêt de l’ouvrage, Alain Badiou étant un excellent producteur « d’effets de langage », mais dont le propos philosophique est peu pertinent.

 
 
 

Comments


JOIGNEZ-VOUS À la LISTE D'ENVOI

Ne manquez pas une mise à jour

Merci pour votre envoi !

© 2020 Estelle Bauman

bottom of page