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N°3 : Le nom du philosophe comme leurre (partie I)

  • Photo du rédacteur: Estelle Bauman
    Estelle Bauman
  • 20 juin 2020
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 22 juin 2020

Quelle chose étrange que le nom d’un philosophe !

Nous disons « Foucault », nous disons « Deleuze », nous disons « Derrida », nous pourrions tout autant dire « Spinoza », « Platon », « Kant », « Hegel », « Heidegger », etc. Et voilà que des systèmes de pensée entiers sont convoqués, par la seule invocation du nom propre de celui qui les a formulés.

Dans ces noms propres de philosophes se mêlent, dans un même temps et un même mouvement, une personne et une pensée.

Or, la première –la « personne »- manifeste la singularité la plus absolue, qui est la caractéristique du nom propre, tandis la seconde -la « pensée »- prétend à une vérité, et depuis cette prétention, déploie une vocation à l’universel. Quand je parle de « Foucault », surgissent tout à la fois la notion d’épistémè et l’image de l’homme au crâne chauve, au sourire éclairant, qui fut parmi les premières victimes marquantes du sida.

Avec ce nom propre sont à la fois convoqués une notion de portée universelle, qui se veut vraie, que je peux réemployer en tant qu’outil conceptuel dans un discours autre que celui dans lequel il a été conçu, et une biographie personnelle, qui, bien que nous puissions en forger la légende, n’en est pas moins anecdotique.

Le nom d’un philosophe est tout autant porteur d’universalité que de singularité. Il indique tout autant du savoir que de l’anecdote. La coexistence de ces deux dimensions opposées au sein d’un même signifiant constitue l’angle mort de la réflexion que la philosophie a eu sur elle-même.

Mais évitons tout d’abord trois choses : une facilité, une fausse piste et un écueil.

La facilité serait de déplacer les enjeux derrière une dénonciation de l’effet d’autorité du nom brandi. Il arrive très fréquemment que les noms de philosophe opèrent une intimidation théorique sur les lectrices ou les lecteurs, les auditrices ou les auditeurs, laissant entendre que celui ou celle qui l’emploie maîtrise parfaitement les termes et les rouages de systèmes conceptuels complexes jusque dans leurs méandres les plus secrets. Le phénomène d’autorité existe. Il est tout à la fois risible et triste, mais il est pleinement compréhensible.

Il est en effet très pratique de pouvoir prétendre résumer une pensée qui se déploie sur des centaines, voire des milliers de pages à l’aide d’un seul mot. Mais cette facilité est un dommage collatéral, non négligeable certes, mais pas central dans la question que nous essayons d’aborder.

La fausse piste consisterait à superposer l’opposition des termes « universalité » et « singularité » à celle qui oppose « objectif » et « subjectif ». Sans s’étendre sur cette fausse piste, remarquons seulement que ce n’est pas la « subjectivité » du philosophe, c’est-à-dire sa personnalité avec ses choix et ses goûts contingents, qui est en jeu dans l’invocation de son nom propre, mais sa « singularité », c’est-à-dire le simple fait qu’il s’agisse d’un « nom propre », autrement dit un mot qui ne réfère qu’à lui-même. C’est à Thierry de Duve que nous devons d’avoir relevé qu’un nom propre a ceci de particulier de ne désigner qu’une seule chose et de ne renvoyer qu’à lui-même (*).

Cette propriété du nom propre est ce qui fonde sa « singularité », et n’a rien à voir avec le cortège d’attributs contingents qui accompagnent la « subjectivité » d’une personne.

Enfin nous appellerons l’écueil que nous cherchons à éviter « l’esquive de la métonymie ».

Une métonymie désigne le fait d’employer un mot pour un autre, de par sa proximité dans un champs lexical donné : la partie pour le tout, le contenant pour le contenu, l’auteur pour l’œuvre. Par exemple « boire un verre » ou « lire Balzac » (**). D’un point de vue formel et linguistique, nous avons bien affaire ici, dans l’emploi des noms de philosophe, à des métonymies : nous disons « Spinoza » ou « Hegel » pour désigner leur œuvre et leur pensée.

En jouant « l’esquive de la métonymie », il serait tentant de prétendre qu’en réalité, il n’y a aucune contradiction, ni même de paradoxe logique, dans ce qui convoqué lors de l’énoncé du nom d’un philosophe, quand bien même les deux termes -la « personne » et la « pensée »- nous emmèneraient sur des terrains sémantiques opposés.

Le nom du philosophe ne serait qu’une métonymie, qu’une figure de style, qu’un raccourci pratique, qu’une façon de parler.

Il n’y aurait pas de problème, il n’y aurait pas de question.

Or, nous avons tout de même conscience qu’il s’agit d’une esquive, car quelque chose résiste. Entre l’universalité de la vérité et la singularité du nom propre la tension est extrême. Rien ne viendra l’amoindrir et c’est l’une des particularités de la philosophie que de raconter son histoire par le lignage généalogique de ses philosophes, de leurs débats, de leurs dialogues, de leur confrontation, plutôt que par la transformation historique de ses idées et de ses concepts.

Mais déjà, le caractère métonymique du nom des philosophes, par le tour de passe-passe de cette figure de style consistant à substituer un mot par un autre, laisse entrevoir la dimension de « leurre » que la question peut recouvrir.

L’amateur ou l’amatrice de philosophie pourrait aussi s’amuser à revendiquer la circulation d’un penseur à l’autre, d’une pensée à une autre et se gargariser de noms de philosophes dans une posture relativiste. Dès lors, il n’y aurait effectivement aucun problème : il y aurait après tout plusieurs systèmes de pensées, incarnées par des philosophes différents qui leurs donneraient respectivement leur nom. Mais cette posture, si elle complait aux amateurs ou aux professeurs de philosophie, ne peut satisfaire le ou la philosophe.

Car ce serait faire fi de l’universalité de la vérité. Or cette dernière n’est pas négociable, quand bien même son effectivité serait limitée dans l’espace et le temps.

La position relativiste pure est en effet indéfendable, car elle devrait s’appliquer à elle-même, et devient par là-même impossible à discuter. Elle aboutit toujours en fin de compte à une absence d’engagement dans une pensée. Pourquoi pas d’ailleurs… certaines et certains ne s’en privent pas, mais alors ils sortent de la démarche philosophique.

Nous revenons alors à notre question initiale. Mais elle est peut-être un peu différemment formulée.

De « Qu’est-ce qu’un nom de philosophe ? » nous sommes passés à « Comment le nom des philosophes est ce qui prétend articuler de l’universel et du singulier ».

Formulé comme ça, cela n’a l’air de rien, mais les conséquences en sont incalculables…



À suivre dans l’épisode n° 4 du Feuilleton philosophique.



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(*) : Thierry de Duve, Au nom de l’art, Les éditions de minuit, 1989, p. 43 et suivantes.

(**) : L’importance de la métonymie, a été relevée par le linguiste Roman Jakobson, au même titre que la métaphore (in Deux Aspects du langage et deux types d'aphasie, 1956). Jacques Lacan a repris ces deux figures de style pour rendre compte des phénomènes psychiques inconscient de « déplacement » et de « condensation » découverts par Freud (in Séminaires III et XI).

 
 
 

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