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N°5 : Le nom du philosophe comme leurre (partie III)

  • Photo du rédacteur: Estelle Bauman
    Estelle Bauman
  • 4 juil. 2020
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 août 2020

Résumé des épisodes 3 & 4 : Le nom propre des philosophes vaut comme « métonymie », c’est-à-dire qu’il se substitue dans la langue courante à leur théorie, convoquant tout à la fois l’œuvre et la personne. Il se situe, sur un continuum métonymique des patronymes, quelque part entre Pythagore et Picasso, entre les noms de mathématiciens et ceux des artistes.

Poursuivons.

Comme pour un mathématicien, un ou une philosophe assigne à la théorie qui est portée par son nom, une vocation à l’universalité, quand bien même cette prétention concernerait la démarche ou la méthode et non des résultats ou des principes établis. Mais comme pour les artistes, la personne du ou de la philosophe reste indissociablement rattachée à son nom, même s’il ne sert qu’à désigner l’œuvre.

Or, le processus métonymique semble opérer de manière radicalement différente, voire opposée, pour les premiers et les seconds.

Essayons de décortiquer la mécanique de la métonymie, en identifiant à quoi le nom se substitue. Dans notre tentative, nous allons traverser quelques étapes qui pourront paraître techniques et rébarbatives aux yeux de certaines lectrices ou de certains lecteurs. Le jeu en vaut la chandelle : le fil que nous tirons ici nous en dévoilera un peu plus sur la nature même de la philosophie.

Prenons « Thalès ». Le nom du mathématicien grec est employé afin de valoir pour le théorème qui porte son nom. Il n’a qu’une valeur distinctive, pour le différencier des autres théorèmes, par exemple celui de « Pythagore », et pourrait tout aussi bien s’appeler le « théorème du rapport des côtés d’un triangle ». Le nom donné est un hommage glorieux à celui qui l’a formulé et la singularité de la personne disparait totalement au profit de l’universalité du théorème. Une fois énoncé, le théorème mathématique est compréhensible et appropriable par tous. Peu importe qui fut Thalès, l’époque où il vécut, et ce que l’on peut connaitre de sa personnalité.

Pour un artiste, au contraire, le nom de l’auteur vaut pour la singularité de l’œuvre. Un « Rembrandt » ou un « Renoir » sont de pures métonymies dans lesquelles le nom propre se substitue à un tableau. Dans cette opération de substitution, l’artiste participe tout autant que le public, en apposant lui-même sa signature, c’est-à-dire son nom propre sur la surface de l’œuvre (1). L’œuvre d’art une fois achevée, l’artiste signifie, par sa signature, que lui seul a pu la réaliser.

Nous voyons bien là comment le nom propre du mathématicien et celui de l’artiste jouent différemment dans la substitution métonymique : simple déplacement pour la première, effet de singularisation de la personne et de l’œuvre pour la seconde.

À partir de là, déplaçons-nous un peu. Puisque linguistique et philosophie ont partie liée, que peuvent nous dire les linguistes sur les mécanismes à l’œuvre dans la métonymie du nom propre ?

Les études linguistiques distinguent deux types de métonymie de nom propre : la métonymie « quantitative » et la métonymie « qualitative » (2). La métonymie « quantitative » substitue le nom propre à l’œuvre, comme dans la phrase « je lis un Balzac » pour dire « je lis un roman de Balzac », alors que dans la métonymie « qualitative », le nom propre de l’auteur vaut pour une certaine qualité de l’œuvre, comme dans la phrase « c’est du Mozart ! » qui peut désigner une perfection d’élaboration ou d’exécution, ou comme dans « Zidane est le Léonard de Vinci du football » ou « Mbappé est le Zidane de demain » ou encore « François Hollande est l’Attila de la gauche ». C’est alors la capacité du nom propre à porter une qualité particulière et à être emblématique d’un talent spécifique qui est à l’œuvre.

Parmi ces études, l’une d’elle souligne fort à propos toutes les ambiguïtés de référents dans la métonymie qualitative (3). On peut également s’interroger sur son caractère véritablement métonymique. N’est-ce pas plutôt une métaphore dans la mesure où c’est une comparaison qui a lieu ? Si le concept de « métaphtonymie » forgé par le linguiste Louis Goossens essaie de proposer une solution conceptuelle pour résoudre la question, ou tout au moins de la cerner, nous retiendrons simplement que, pour les linguistes, soucieux de proposer une grille d’analyse, il y aurait dans l’emploi du nom propre une double métonymie, quantitative et qualitative (4).

Mais la technicité de la question nous paraît pour le moment plus opérante pour tester la validité de la grille d’analyse des linguistes que pour notre réflexion.

C’est peut-être là que linguistique et philosophie se séparent à nouveau.

Nous pouvons effectivement identifier une double métonymie, mais pas là où les linguistes la placent.

Il existe bien une sorte de double fond métonymique lorsque nous disons « je lis Platon ». Et ce double fond n’existe que pour les cas où la métonymie renvoie à la singularité de l’œuvre, c’est-à-dire pour les noms d'écrivains et d'artistes, et non pour les noms de mathématiciens, de physiciens, etc. en d’autres termes pour les noms de ceux qui se préoccupent d’universalité. A nouveau les noms de philosophes (ainsi que ceux des penseurs et des chercheurs en sciences humaines) se retrouvent entre les deux.

« Je lis Platon » fonctionne exactement comme « je regarde un Picasso » sur le plan de la langue. Un « Picasso » vaut pour un « tableau de Picasso ». Cependant, lorsque nous rétablissons les phrases complètes et les remplaçons par « je lis un dialogue de Platon » ou « je regarde un tableau de Picasso », nous ne supprimons que le premier niveau métonymique.

La deuxième substitution métonymique est presque invisible tant elle est incorporée à la langue. Elle concerne aussi bien les noms d’artistes et les noms de philosophes que les noms de mathématiciens. Le « théorème de Thalès » est grammaticalement construit de la même manière que le « dialogue de Platon » ou le « tableau de Picasso ».

Mais si nous allions au bout du rétablissement complet du sens, il faudrait aller jusqu’aux phrases « je lis un dialogue écrit par Platon » ou « je regarde un tableau peint par Picasso », ou encore « le théorème démontré par Thalès ».

La métonymie ici n’opère plus au niveau d’un mot, mais au niveau d’un morceau de phrase. Faisons l'exercice de rétablissement du sens dans les formulations : « un cours de Deleuze », « un dessin de Rembrandt », « la relativité d'Einstein », « un conte de Flaubert », « un essai de Marx », « un séminaire de Lacan ».

La préposition « de », qui semble unifier des situations, se substitue en réalité à des sens très différents. Sous le vocable « de » vient s’engouffrer une multitude de significations possibles et distinctes l’une de l’autre, voire opposées. « Peint par… », « découvert par… », « réalisé par… », « inventé par… », « démontré par… », « formulé par… », « écrit par… », « énoncé par… » se sont tous substitués à un mot unique, « de ».

Remarquons que la préposition « de » signifie avant tout, pour un nom propre, une relation de propriété. Lorsque nous accolons « de » à un nom propre, comme dans « la voiture de Sophie » ou « le stylo de Paul », c’est bien pour dire « appartenant à… ». On notera au passage que c’est dans ce mécanisme métonymique, lorsqu’il s’agit d’une production artistique, littéraire, intellectuelle ou scientifique, que se nouent toutes les questions concernant les enjeux de propriété intellectuelle et de droit d’auteur. Un fumet de propriété plane toujours sur les productions artistiques, intellectuelles et même scientifiques.

Pour autant, la métonymie n’est pas qu’un effet de langage. Entre la réalité et la langue se tissent un réseau de liens, difficile à démêler, non dialectique, qui permettent à l’une et l’autre de s’articuler. La langue induit et participe à une réalité, qui trouve à son tour dans la langue un espace où se refléter (5). Il convient donc d’écouter ce que la langue peut nous dire de la réalité.

En plaçant le ou la philosophe entre les mathématiciens et les artistes, la métonymie du nom propre nous dit quelque chose (mais pas tout) de la nature de la philosophie.

Elle rend compte déjà -de fait- de la pluralité des systèmes philosophiques, alors qu’ils sont tous mus par un même attachement au principe de raison. Elle pointe la difficulté de la reprise d’un système de pensée par un autre. Contrairement à ce qui se passe dans les sciences, les recherches des philosophes ne se cumulent pas dans un savoir qui s'accroît.

Elle nous indique surtout que la vérité de la philosophie n’est pas de la même nature que celle des mathématiques ou des sciences de la nature, et que la singularité des philosophes n’est pas celle des artistes.

Entre universalité et singularité, pour la philosophie, la contradiction est réelle et produit une tension qui ne se résorbera pas.

Mais arrêtons nous sur un point essentiel, à propos duquel la linguistique ne peut pas nous éclairer : contrairement aux artistes, ce ne sont pas les philosophes qui « métonymisent » leur nom. Ce sont leurs disciples, leurs lecteurs, leurs contradicteurs. La théorie est nommée du nom du philosophe, non par le philosophe lui-même, mais par les autres. Le philosophe est guidé dans son ascèse par la recherche de la vérité. Son nom propre lui importe peu et ne lui est d’aucun soutien dans l’élaboration de sa pensé (6).

Le nom propre des philosophes opèrerait pour tout le monde comme une métonymie, sauf pour ceux qui les portent…

Le nom propre du philosophe serait donc un leurre. Presque comme le fameux doigt qui sert au sage à désigner la lune, et que l’imbécile contemple.


Mais un leurre utile, car qui pourrait voir la lune s’il ne commençait pas par regarder le doigt qui la montre ?



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(1) Il arrive même que cette situation soit un poids pour l’artiste, et qu’il éprouve le besoin de se détacher de son propre nom. C’est d’ailleurs en ce sens que j’interprète le célèbre propos de Jean-Luc Godard, inspiré d’André Breton : « Je suis (du verbe être) un chien, qui suit (du verbe suivre) Godard. »

Le nom de l’artiste et sa signature feront l’objet d’un épisode ultérieur du Feuilleton philosophique.

(2) En parcourant ces diverses études linguistiques, il ressort surtout une tentative d’épuiser la réalité de l’utilisation métonymique du nom propre, sous toutes ses manifestations possibles, comme si la vérité d’un énoncé pouvait épuiser la réalité qu’il désigne. Nous verrons au prochain épisode en quoi la philosophie, justement, se déploie en acceptant cet impossible recouvrement de la réalité par une parole, fut-elle de vérité.

(3) Voir l’article excellent d’El Mustapha Lemghari, « Le nom propre en lecture qualitative : de la métonymie à la métaphtonymie », 2018.


À la suite de Roman Jackobson, les linguistes considèrent en général que métaphore et métonymie forment deux axes incompatibles de circulation créatrice dans la langue. Le concept de « métaphtonymie » est donc très problématique et provocateur pour un linguiste. Pour ma part, je comprends ce terme comme une métaphore se superposant à une métonymie, et non comme un mécanisme linguistique unifié. Une métaphore peut venir se greffer sur une métonymie. Elle vient toujours en second, une fois le processus métonymique achevé. J’aurais même tendance à le considérer comme un premier pas vers l’antonomase (voir épisode 3) dans la mesure le nom propre devient ici le référent d’une qualité déclinable et transposable.

(5) Ce point, qui se développera sur des épisodes ultérieurs, peut déjà éveiller des pistes de réflexions sur les questions de « genre » qui agitent -souvent fort mal à propos- nos débats contemporains.

(6) Je vous invite à convertir vous-même cette phrase au féminin.

 
 
 

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