N°14 : En finir avec la matière et l’idée (partie I)
- Estelle Bauman
- 15 sept. 2020
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 sept. 2020
Il est temps d’entrer -enfin- dans le vif du sujet.
Ne perdons pas de temps, allons vite, à la vitesse de l’éclair, et essayons de tracer un chemin dont nous assumerons pleinement les outrageantes simplifications qu’il induit. Chaque point mériterait débat, développement, discussion. Mais ce qui nous importe est ce sur quoi nous ouvrira la fin promise de ce trajet météoritique.
L’histoire de la philosophie, depuis son origine, pourrait se raconter autour de l’articulation, ou de l’opposition, de deux termes : matière et idée.
Quelle est la nature des choses ? De quoi le monde est-il fait ? De matière ? ou bien d’idées ?
« De matière, évidemment », répondrait probablement le contemporain. Ce à quoi, nous lui objecterions, pour lui faire simplement éprouver l’épaisseur de la question philosophique : « cette matière, qu’est-ce qui vous prouve son existence et la fonde, si ce n’est l’idée qui l’habite, l’idée que vous vous en faites ? ».
Matière et idée ont été -et sont restés- au fondement de toutes les ontologies (0), c’est-à-dire de ce qui a posé la question de l’être, question première et initiale de la philosophie.
Nous n’en ferons évidemment pas ici le récit. Nous constaterons simplement que ces deux termes tantôt opposés, tantôt articulés, ont conduit à deux positions que la tradition oppose : la position « dualiste », pour laquelle matière et idée sont de natures différentes, et la position « moniste », selon laquelle n’existe qu’une seule substance. Ces deux positions opposées, « dualiste » et « moniste », ont trouvé leur point de cristallisation au XVIIe siècle, avec, respectivement, les écrits philosophiques de René Descartes et ceux de Baruch Spinoza.
La position « dualiste » a été particulièrement féconde en ce sens qu’elle a permis, techniquement, la consolidation d’une véritable méthode scientifique, fondée sur le doute comme principe. En revanche, sa logique amena Descartes à poser l’existence d'un organe, la « glande pinéale », devenue fameuse, pour rendre possible la communication hypothétique entre l’âme et le corps (1). Nous aurions tort aujourd’hui de considérer cette « glande pinéale » avec sarcasme et ironie. Car c’est bien elle qui permet à l’ensemble du système cartésien de tenir, et nous serions bien peinés de devoir renoncer aux avancées techniques qu’il a produites.
La conception d’une substance unique de l’être, où matière et idée sont les deux faces d'une même réalité, paraît bien plus convaincante et séduisante. Pour autant, le « monisme » de Spinoza est un monisme de principe. La distinction entre matière et idée persiste, non pas en ce qu’elle concernerait la substance des choses, mais comme la désignation de deux manières, exclusive l'une de l'autre, de les envisager (2). Ce seraient les limites de notre langage qui nous empêcheraient de voir, penser et dire le monde dans l’unicité de sa substance. Même définis comme « attributs » d’une substance unique, la séparation de l’idée et de la matière semble constituer le jalon inévitable de toute réflexion relevant du domaine de l’ontologie.
Si nous avions dû prendre position au XVIIe siècle, intellectuellement -et esthétiquement-, nous aurions essayé d'être spinozistes, mais en pratique nous serions très probablement restés cartésiens.
Quoiqu’il en aurait été, toute notre conception du monde a été -et reste- organisée autour de ces deux termes, matière et idée, de leur opposition et de leur articulation (3).
S’ensuit toute une série hétérogène d’oppositions structurantes, absolument homologues à l’opposition matière/idée : le corps et l’esprit ou le corps et l’âme ; l’extérieur et l’intérieur ; l’objet et le sujet ; le terrain et l’observateur ; la nature et la culture ; le sauvage et le civilisé ; l’objectif et le subjectif ; le monde et l’individu ; la perception et la réflexion ; la réalité et le langage … les mots et les choses.
La liste peut s’étendre bien plus encore. Toutes ces oppositions binaires forment système, et sont une déclinaison, d’une manière ou d’une autre, de l’opposition de la matière et de l’idée.
De cela nous pouvons inférer que ce n’est peut-être pas en termes « d’opposition » qu’il faut penser matière et idée, mais de « couple ». Matière et idée ne sont pas deux termes indépendants l’un de l’autre, qui ensuite s’opposent ou s’articulent. Ils sont indissociables, ensemble, pour penser le monde. S’il venait à l’un des membres de ce binôme de se modifier, alors automatiquement, et logiquement, l’autre membre s’en trouverait affecté.
Alors remontons plus loin, non pas pour le plaisir du savoir, mais parce que s’y trouve un point d’une extrême importance.
Remontons aux fondations de la philosophie. Platon, on le sait, cite tous les philosophes de son temps, sauf un : Démocrite. Et pour cause. Démocrite est le concepteur de l’atome, comme unité insécable de matière, constituant, selon ses agencements avec le vide, l’univers entier. En d’autres termes, Démocrite produit une philosophie matérialiste, qui se fonde sur un postulat scientifique, à laquelle s’oppose radicalement l’idéalisme platonicien, supposant, lui, une sorte d’autonomie, ou de supériorité, ou de détachement, de la réflexion philosophique.
Ou comment le dualisme cartésien s’incarne à l’origine dans deux philosophies qui s’opposent.
Le point qui nous intéresse n’est pas la controverse philosophique, largement dépassée, ou la querelle de philosophes. Ce qui nous intéresse, c’est que l’opposition de la matière et de l’idée trouve en une de ses parties essentielle, une origine dans la conception atomiste du monde.
Cela a deux implications déterminantes, pour nous qui venons de laisser se clore un XXe siècle bouleversant.
Tout d’abord, les diverses ontologies qui ont ponctué l'histoire de la philosophie, et donc la réflexion philosophique elle-même, ont été conçues et produites dans une certaine relation aux sciences (et plus précisément aux sciences de la nature), et dans un certain état de cette relation.
Ensuite, la notion même de matière est indissociable de la conception atomiste du monde, c’est-à-dire, d’un monde composé d’objets élémentaires, posés devant soi, qu’il est possible d’observer. Du simple point de vue de notre imaginaire, il s’agit de cette représentation de l’univers en un tas d’atomes, comme autant de « petites boules » élémentaires, telles que nous pouvions en voir les images dans nos livres scolaires.
Or, tout ce qui nourrit ces deux implications a connu, au XXe siècle, des mutations profondes. D’une part la sophistication et la technicisation des sciences de la nature ont rendu difficile, si ce n’est impossible, un véritable accès à ces sciences pour des non-spécialistes. De fait, les philosophes s'en sont trouvés coupés (4). D’autre part, depuis maintenant plus d’un siècle, la physique contemporaine n’est plus de l’ordre de la simple observation d’une réalité, posée devant soi et donnée à l’exploration, au sein de laquelle l’observateur et ce qui est observé sont bien distincts.
L'outil qui permet le mieux d'accéder à l'intime de la matière, n'est plus le microscope, c'est le modèle mathématique. Les physiciens quantiques n'ont plus affaire à des corpuscules -les "petites boules"- mais à des probabilités. Les machines qu'ils utilisent ne sont plus des outils « d'observation », mais de « détection », permettant de confirmer ou d'invalider une construction théorique préalable.
La notion de matière, telle qu’elle existe depuis l’Antiquité, comme ce composé de choses solides entourées de vide, est depuis un siècle, en train de vaciller.
Si aujourd’hui la matière vacille, il ne peut en être autrement de l’idée, et du couple qu’elles forment.
Ce n’est pas rien pour l’avenir de la philosophie. Ça, éventuellement, c’est son affaire… Mais surtout ce n’est pas rien quant à notre manière de penser le monde et d’y vivre.
À suivre dans l’épisode n°15 du Feuilleton philosophique :
En finir avec la matière et l’idée (partie II)
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(0) : pour une description détaillée des tenants et aboutissant de ce qu’est une ontologie, je renvoie simplement le lecteur ou la lectrice ici :
(1) : René Descartes, Les passions de l’âme.
« Art. 31. Qu’il y a une petite glande dans le cerveau en laquelle l’âme exerce ses fonctions plus particulièrement que dans les autres parties.
Il est besoin aussi de savoir que, bien que l’âme soit jointe à tout le corps, il y a néanmoins en lui quelque partie en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulièrement qu’en toutes les autres. […] Mais, en examinant la chose avec soin, il me semble avoir évidemment reconnu que la partie du corps en laquelle l’âme exerce immédiatement ses fonctions n’est nullement le cœur, ni aussi tout le cerveau, mais seulement la plus intérieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa substance, et tellement suspendue au-dessus du conduit par lequel les esprits de ses cavités antérieures ont communication avec ceux de la postérieure, que les moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits, et réciproquement que les moindres changements qui arrivent au cours des esprits peuvent beaucoup pour changer les mouvements de cette glande.
Art. 32. Comment on connaît que cette glande est le principal siège de l’âme.
La raison qui me persuade que l’âme ne peut avoir en tout le corps aucun autre lieu que cette glande où elle exerce immédiatement ses fonctions est que je considère que les autres parties de notre cerveau sont toutes doubles, comme aussi nous avons deux yeux, deux mains, deux oreilles, et enfin tous les organes de nos sens extérieurs sont doubles; et que, d’autant que nous n’avons qu’une seule et simple pensée d’une même chose en même temps, il faut nécessairement qu’il y ait quelque lieu où les deux images qui viennent par les deux yeux, où les deux autres impressions, qui viennent d’un seul objet par les doubles organes des autres sens, se puissent assembler en une avant qu’elles parviennent à l’âme, afin qu’elles ne lui représentent pas deux objets au lieu d’un. Et on peut aisément concevoir que ces images ou autres impressions se réunissent en cette glande par l’entremise des esprits qui remplissent les cavités du cerveau, mais il n’y a aucun autre endroit dans le corps où elles puissent ainsi être unies, sinon en suite de ce qu’elles le sont en cette glande. »
(2) : Baruch Spinoza, L’Éthique.
«L’idée du Corps et le Corps, c’est-à-dire l’Esprit et le Corps, est un seul et même individu, que l’on conçoit tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Etendue. »
Sur le plan conceptuel et moral, le monisme, tel qu’il est pensé par Spinoza, engage une éthique de la responsabilité, dans un monde sans transcendance, où les lois sont immanentes aux choses.
(3) : Par « conception du monde », j’entends bien sûr notre conception « occidentale » du mond. N’ayant pas la prétention d’avoir la possibilité d’en changer à ma guise, je ne peux parler que de ce par quoi je suis déterminée.
(4) : C’est bien cela qui, sur le fond, est à la source de ce qu’on a appelé « l’Affaire Sokal ». Je reviendrai sur cette histoire dans un prochain épisode du Feuilleton philosophique.
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