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N°13 : Splendeurs et misères du mot « philosophie »

  • Photo du rédacteur: Estelle Bauman
    Estelle Bauman
  • 10 sept. 2020
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 10 sept. 2020

Convenons-en, le mot de « philosophie » est à la mode. Des cafés réunissent en son nom des groupes de gens, un magazine lui est consacré, une émission de radio lui trace désormais des chemins, après que ces derniers aient longtemps mené à de plus simples « connaissances ». La « pop philosophie » se propage partout, sans doute pas dans les termes imaginés par son inventeur, ou plutôt son promoteur, Gilles Deleuze (1).

Et avouons-le aussi, la forme de ces écrits, en feuilleton, montre que nous n’y échappons pas, quand bien même nous en serions pleinement conscients et tenterions d’y glisser quelque distance humoreuse.

Cette mode est le symptôme d’un succès en trompe-l’œil.

Aux personnes qualifiées de « philosophe » sont conférées de nombreuses vertus, dont celle -pas des moindres- d’en savoir un peu plus long que les autres sur ce qu’il est convenu d’appeler « le sens de la vie ». Mais « philosophe » ne désigne plus celui ou celle qui produit un certain type de texte ou de parole, mais celles et ceux qui ont, de « philosophe », soit le diplôme, soit la posture. « Philosophe » n’est plus celui ou celle dont la nature de la production rend légitime une position particulière au sein de la société, c’est celui ou celle qui se pare ou se trouve paré (ou parée) du titre de « philosophe », lequel titre, indépendamment de toute autre considération, semble donner droit à ce qu’on pourrait appeler une « place ».

Nous ne ferons pas ici, parmi les dits « philosophes » que l’on entend aujourd’hui, de listes de « bons » ou de « mauvais », de tri entre les purs et les impurs, les vrais et les faux, les margoulins et les honnêtes, les sérieux et les pantins, les réels et les faussaires, celles et ceux qui pensent et celles et ceux qui pérorent… Une telle liste de noms serait certes jouissive. Mais il s’agirait surtout là, à établir ces listes ou à faire ces tris, d’une manière de se placer soi-même sur une échelle de distinction, qui serait tout autant sociale qu’intellectuelle. Nous avons toutes et tous nos élections et nos discriminations. Dans ce paysage, chacune et chacun reconnaitra les siens.

Il est bien plus intéressant de se tourner vers ce qui est à l’origine de cette mode et de ce paysage. En d’autres termes de se questionner sur la demande à laquelle cette mode et ce paysage répondent.

La demande désormais adressée aux philosophes et à la philosophie n’est plus celle d’une démarche de vérité, éventuellement ardue, solitaire, ou difficile à partager. Cette demande est de deux ordres, différents mais pas nécessairement contradictoires, provenant de deux instances, rattachées elles-mêmes à deux lieux bien distincts : l’espace public et le domaine privé.

Dans l’espace public, c’est la « place » du philosophe qui est attendue. Parmi la galerie de portraits nécessaires à la constitution du paysage, le ou la philosophe (2) est celui ou celle à qui est attribuée la fonction de tirer une morale des évènements. Peu importe la nature de son propos, il suffit qu’il y ait le titre de « philosophe », accolé à un discours accessible, mêlant si possible de grandes considérations générales, pour que la place soit d’emblée octroyée. Pour peu que s’ajoute dans la parole ce qu’il faut de cette légère outrance dans l’air fluctuant du temps, voilà que cette place est pour longtemps assurée.

A ces places, les candidats sont nombreux. Pour autant, le talent de bateleur indispensable pour y accéder n’est réservé qu’à quelques uns.

L’histoire de cette place est récente. C’est sans doute Jean-Paul Sartre qui, à l’issue de la seconde guerre mondiale, consacre le « philosophe » comme possible figure du « grand homme » : homme de verbe, savant, connu, engagé, populaire (3)… Le statut était plutôt jusqu’alors réservé aux écrivains de fiction, Victor Hugo faisant figure de référence ultime et de modèle.

Quelques générations plus tard, la place du philosophe est toujours là, et ne reste jamais longtemps vacante, remplissant une fonction pratique et technique dans l’espace public : donner du « sens ». Du « sens » quel qu’il soit. Non pas que le contenu de ce « sens » soit important. Ce qui importe, c’est qu’il y en ait.

L’instance organisatrice de la parole publique en a besoin(4).

La demande de « sens » émanant de l’espace public, et la réponse exigée, pour laquelle il se trouve toujours quelqu’un pour jouer le rôle du « philosophe », procèdent d’un mécanisme formel qui permet, à l’aide de réponses bien calibrées, de refermer les questions.

L’autre lieu où se formule une demande adressée à la philosophie et aux philosophes est le domaine privé, celui de l’intime, celui de l’individu. La philosophie, en tant que fantasme d’école de sagesse, est sommée de nous aider dans notre vie quotidienne. Il ne lui est pas demandé d’amener à penser, mais de tenir lieu de vade-mecum, consultable à merci, dans laquelle piocher préceptes et idées (5).

L’un comme l’autre de ces lieux, l’espace public et le domaine privé, ont en commun de promettre que la philosophie protègera de l’angoisse et apportera des réponses (6). Plus encore, il lui est demandé un mieux-être, il lui est demandé de réparer cette injustice incompréhensible et invivable de ne pas avoir accès à ce bonheur qui nous est tant promis.

Évidemment, ni la philosophie, ni ses philosophes, ne soulagent quoi que ce soit. Plus même. Nous l’avons vu précédemment (voir l’épisode n°11), l’absence de « sens » est précisément ce que le questionnement philosophique peut, aujourd’hui, investiguer avec le plus d’acuité… La philosophie est une ascèse. Et à la différence de la poésie, est interdite à la philosophie la complaisance de la délectation esthétique. Car le premier ennemi de la philosophie n’est pas la naïveté, c’est la complaisance. Et même une complaisance particulière : la complaisance narcissique.

Soyons encore plus clairs. La philosophie ne fonctionne pas. La philosophie ne marche pas et n’apporte pas de réponses à nos questions. C’est une démarche de vérité, mais dans un certain sens du mot « vérité » (7). À faire croire que la philosophie répond aux questions, à laisser entendre qu’elle peut proposer une clôture des angoisses, à laisser imaginer qu’elle donne du sens… la philosophie se condamne à périr à moyen terme.

La philosophie n’a pas pour fonction de combler les manques.

La philosophie a à voir avec la psychanalyse en ceci qu’on s’y plonge pour y trouver des réponses à des questions, pour aller mieux, et qu’en chemin, nous nous délestons de cette illusion pour aller plus vite et plus loin. Finalement ce n’est -au mieux- qu’une reformulation des questions qui aura eu lieu..

La mode du mot « philosophie » a peut-être tout de même une vertu… Malgré tout, chez quelques-uns et quelques-unes, persiste une curiosité. Et la pensée continue parfois d’opérer en une fulgurance qui déchire la nuit noire.

_____

(1) : l’expression « pop philosophie » apparait en réalité pour la première fois sous la plume de Michel Cressole en 1973 dans Lettre à un critique sévère, à propos de l’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari.

(2) : plus souvent « le » philosophe…

(3) : Voir comment dans Le Mots, Sartre avoue son fantasme du « grand homme » de lettres, et voir aussi comment dans L’écume de jours, Boris Vian a magnifiquement moqué cette figure.

La génération qui succéda à Sartre, formée pour beaucoup à l’École Normale Supérieure, sembla chercher à féconder la philosophie par les sciences humaines : histoire, sociologie, anthropologie, linguistique, voire psychanalyse (même si cette dernière discipline, comme nous le verrons a un statut particulier, si bien que l’objet même de la philosophie comme discipline se trouva en quelque sorte dissout dans les objets des autres disciplines, perdant un peu de sa spécificité.

(4) : Précisons que les membres de cette instance ne planifient rien. Ils forment juste un agrégat auto-organisé et sans tête, mélangeant journalistes, commentateurs, puissances économiques, personnels politiques… Ils ne se concertent pas et n’ont pas d’intention particulière.

(5) : Ainsi voyons nous circuler une série de questions étranges, adressée à la philosophie, sur des sujets d’ordinaire réservés aux magazines de psychologie comportementaliste : « Platon peut-il nous aider à vivre ? », « Comment surmonter ses échecs ? », « Comment avoir confiance ? »… Le magazine Le Point consacre même tout un hors-série à « La bibliothèque idéale des philosophes ».

(6) : Notons au passage le singulier de « LA » philosophie, au contraire du pluriel « DES » mathématiques, comme si « LA » philosophie était un territoire, mystérieux et unifié, presque un pays, dans lequel les « philosophes » feraient office de gardiens ou de guides touristiques.

 
 
 

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