N°7 : La vérité du 3ème type
- Estelle Bauman
- 19 juil. 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 25 juil. 2020
Une entreprise de définition d’un mot se heurte toujours à un mur : le mot ne renvoie qu’à d’autres mots. Nous ne sortons jamais de la langue que nous habitons. La circulation de mot en mots est infinie, et plus elle prolifère, plus elle s’accélère, et plus nous courons à la poursuite effrénée d’un réel qui, toujours, échappe.
Cela est encore plus effectif pour les concepts philosophiques. Parmi eux, le plus évident des concepts, celui que les philosophes se donnent pour but de découvrir et de suivre, est peut-être le plus difficile à définir : la vérité.
Comment définir le terme de « vérité » ?
Commençons par énoncer ce que nous ne ferons pas !
Disons-le d’emblée, nous n’irons pas explorer les différentes définitions qu’en ont données les générations de philosophes avant nous. Nous ne relirons pas Platon, nous ne n’interrogerons pas l’adéquation à l’objet selon Spinoza, ni le terme « alètheia » repris par Heidegger, nous esquiverons tout autant les « vérités-ciel » et les « vérités-foudres » de Michel Foucault que les tentatives de mise en équation logique du concept de « vrai » par Jacques Bouveresse. En proposant de la « vérité » une définition singulière, chaque philosophe rend impossible une fondation commune du concept, ce qui est tout de même paradoxal pour ce qui, au contraire, devrait être le socle-même des échanges entre pensées philosophiques.
Une définition « positive » de la vérité, qui tendrait à définir ce qu’elle « est », a les apparences d’un mirage.
Essayons d’emprunter une autre voie, pour au contraire chercher, par la « négative », à définir « ce qu’elle n’est pas », en regardant d’une part ce à quoi elle s’oppose, et d’autre part avec quels autres concepts ou notions, dans quels contextes et quels champs, le concept de « vérité » peut s’articuler.
Avant toute chose, ouvrons gaiement, pour rappel, une parenthèse.
À la suite des réflexions structuralistes, un courant de pensée, d’abord qualifié de « post-moderne », puis éventuellement revendiqué de « non moderne » (1), s’est essayé à l’abandon du concept de vérité, au profit d’une position relativiste d’équivalence des discours. Cette posture s’est fondée sur le fait -incontestable- que le discours scientifique et l’établissement des vérités qui en sont issues, sont historiquement et socialement construits.
Partant de ce fait et d’études sociologiques l’attestant, certains ont voulu remettre en question l’efficience et la valeur du concept même de vérité, ainsi que sa vocation à l’universalité. Cette remise en cause, si elle est tonifiante en tant que jeu de l’esprit, n’en est pas moins fallacieuse sur le plan intellectuel et logique.
Intellectuellement, cette posture repose sur une confusion entre le plan philosophique et le plan historico-sociologique : ce n’est pas parce qu’est démontrée l’historicité, voire même la contingence, des conditions d’émergence d’un discours que la portée universelle de celui-ci en est amoindrie.
Sur le simple plan logique, la position relativiste devrait s’appliquer en premier lieu à elle-même, et par là-même s’interdire de prétendre donner à ses énoncé la moindre valeur de vérité. On mesure bien là en quoi cette position est en réalité intenable (2).
Fermons cette parenthèse.
Constatons simplement que la vérité existe, ne serait-ce que pour soutenir un discours, quel qu’il soit, au moins comme présupposé implicite.
Pour autant la vérité existe sous différentes modalités, et nous pouvons établir une sorte de typologie de la vérité, en fonction de ce à quoi elle s’oppose.
En premier lieu la vérité s’oppose au mensonge. Nous connaissons tous l’un et l’autre. Nous avons tous l’expérience d’avoir menti puis dit la vérité. Qu’elle soit spontanée ou sous la forme de l’aveu, la vérité a ici, plus qu’une valeur morale, une valeur juridique. Elle se rattache toujours in fine à la loi, au procès, au jugement. C’est le serment explicite de « dire la vérité », « toute la vérité », « rien que la vérité ». C’est la vérité des juges, des innocents et des coupables.
Le lieu et le temps du procès, avec son rituel, sa mise en scène, ses costumes, a pour but de se constituer comme moment d’émergence de la vérité. Ce qui doit s’énoncer alors est du registre de la parole, mais d’une parole dont la vertu première est de s’être affranchie des mensonges fomentés par les différents protagonistes de l’affaire en cours.
En second lieu la vérité s’oppose à l’erreur. Le vrai s’oppose au faux. C’est la vérité des scientifiques, qui s’appuie sur des faits, et parvient à en rendre compte correctement. Qu’il y ait des incertitudes, des questions, des oppositions entre différentes interprétations de la réalité, ne change rien à sa nature de vérité. Les éventuels débats entre théories scientifiques ne vont pas tant s’attacher à démontrer leur véracité qu’à pointer l’erreur de la théorie opposée. Pour retirer le caractère de vérité à une théorie, il suffit de démontrer qu’elle est fausse, où qu’elle contient une erreur.
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, nous ne pensons pas qu’il faille opposer la vérité à l’illusion, car l’illusion est une déformation de la réalité, et non le travestissement de la vérité. L’illusion peut entraîner une erreur dans la parole qui en rend compte, mais l’illusion ne s’oppose pas, par elle-même, à la vérité , elle ne fait que l’empêcher, ou la rendre plus difficile d’accès.
Le modèle de la vérité scientifique est la vérité mathématique, universelle et intemporelle. Le théorème de Thales reste vrai des millénaires après son énoncé, et est valide sur Terre comme sur Mars. Mais cette intemporalité et universalité de la vérité mathématique n’existe que dans un univers propre, celui du langage des mathématiques. La vérité des mathématiques se déploie et s’ancre dans un discours, et même une écriture et une grammaire. Nulle part ailleurs. Le fait qu'elles accrochent quelque chose du réel n'y change rien.
Retenons de la vérité juridique et scientifique, que la vérité n’a lieu que dans la parole, le discours, le langage.
Il existe une vérité d’un troisième type, qui ne s’oppose ni au mensonge, ni à l’erreur.
La vérité du troisième type s’oppose à l’obscurité.
C’est la vérité des philosophes.
C’est le mouvement d’exploration des zones sombres et inconnues de la réalité, sur lesquelles la lumière d’une pensée projette tout autant un éclairage que des ombres. Et tout autant que cette vérité nous permet de voir les choses, elle nous fait distinguer les creux et les manques qui hantent l’univers nouvellement éclairé, les seconds permettant le relief d’où émergent les premières.
Pas encore un savoir, pas encore une connaissance, cette vérité du troisième type est le défrichage de la réalité par le langage. C’est une parole, c’est un discours. C’est avant tout une démarche créatrice qui ne perd rien de sa valeur de vérité. C’est une vérité qui se sait construite, qui ne se prétend pas donnée ou révélée, qui vise à l’universel, mais qui sait qu’il ne s’agit que d’une visée. Et c’est une vérité qui respecte la singularité du point initial d’où elle part.
Ce n’est pas la vérité des juristes. Mais ce n’est pas non plus la vérité des scientifiques, car celle-ci a déjà identifié ses ignorances, et tente de les épuiser avec méthode. L’obscurité à laquelle s’oppose la vérité du troisième type n’est pas une ignorance, ni même une ignorance qui s’ignore.
C’est l’obscurité consubstantielle à la réalité (3).
Depuis plusieurs siècles, la philosophie s’attache à réduire cette obscurité, par différentes voies et différentes méthodes. Elle n’a à sa disposition qu’un seul outil, qu’une seule arme, forgée au fur et à mesure qu’elle avance : le langage.
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(1) : Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique, 1991. Diverses controverses sur les théories de Bruno Latour, la science et le post-modernisme, ont eu lieu. Elles me semblent désormais très datées. Certaines et certains s’y délectent encore. J’éviterai pour ma part de m’engouffrer dans de stériles polémiques ad hominem. En revanche, les relations entre Sciences et Philosophie, et la manière dont elles se sont, à un moment, cristallisées lors de ce qui fut appelé l’affaire Sokal, fera l’objet d’un épisode ultérieur de ce Feuilleton.
(2) : Rappelons pour mémoire que Michel Foucault n’était pas « post moderne » et se revendiquait au contraire « moderne », c’est-à-dire attaché à la possibilité d’une parole de vérité.
(3) : je ne définirai pas ici le concept de « réalité », c’est l’un des enjeux de ce Feuilleton philosophique.
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