N°11 : Juste une image
- Estelle Bauman
- 22 août 2020
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 août 2020
Les images qui accompagnent les épisodes de ce Fe, et particulièrement celle du N°10 ont suscité des questions. Pourquoi, en effet, joindre des photographies fragmentaires de corps nus féminins à des textes à vocation philosophique qui, ni de près ni de loin, n’évoquent -ou ne se rapportent à- ces images ?
Nous n’explorerons pas ici les justifications possibles de la présence de ces images à l’abord des textes. Les raisons et les explications viendront en leur temps. Nous commencerons à rebours par dénouer les questions que suscite cette juxtaposition, en essayant de voir en quoi elles peuvent nous servir d’éclairage métaphorique sur -justement- la distinction radicale à opérer entre sens et signification, qui faisait l’objet du précédent épisode.
Déplions l’analogie que nous avions esquissée entre la distinction sens/signification et la distinction sens/représentation.
Ici, concernant l’épisode N°10, il n’existe aucun doute sur ce que l’image représente. Il s’agit bien d’une image parcellaire d’un corps féminin, et plus précisément de la zone de son sexe.
En revanche, quel est son sens ?
Les hypothèses et les questions abondent sans qu’il soit possible de trancher véritablement pour aucun des lecteurs ou aucune des lectrices : Quel rapport entre l’image et le texte ? Pourquoi mettre ces images ? Quelle est leur place exacte ? Leur fonction ? Est-ce du racolage ? Est-ce une opération de contournement de la censure de Facebook® ? Faut-il y voir une revendication de la pilosité féminine face au dictat de l’épilation ? Qui est le modèle ? Qui est le ou la photographe ? Est-ce l’autrice (d’un côté ou de l’autre de l’objectif) ?
En en un mot : quel est le « sens » de cette image ? (1)
Mesurez l’écart irréductible qui se creuse entre d’un côté l’évidence de la représentation et de l’autre l’incertitude du sens. Par cette petite expérimentation de la relation d’une image à un texte, nous pouvons d’ores et déjà établir deux choses importantes.
En premier lieu, c’est le sens, et non la représentation, qui est porteuse d’ambiguïtés et d’ambivalences. Nous pouvons alors tirer le fil notre analogie avec la distinction sens/signification et admettre que tous nos efforts louables pour préciser et éclaircir les significations se heurterons toujours la question du sens, qui restera pétrie d’éventuelles indéterminations.
En second lieu, nous ne pouvons que constater à quel point, de ce sens, nous sommes avides, et à quel point il est très difficile de se passer de cette avidité. Allons plus loin. Cette avidité peut faire symptôme lorsque, face à ce qui n’est même pas du non-sens, mais la simple possibilité d’absence de sens -on pourrait dire de « l’a-sens »- une forme de terreur, ou plutôt d’angoisse, s’empare de nous (2).
Tout se passe comme si nous cherchions à remplir le vide par du sens. Mais en réalité non. Ce que le sens vient combler n’est pas du vide, qui indiquerait un creux, un manque, un « défaut de plein » pré-existant au sens. Ce que le sens vient boucher, c’est l’angoisse de sa possible disparition. Car le sens, pour nous toutes et tous, est le socle que nous croyons commun, à notre monde, et plus encore, à notre réalité.
Voilà principalement ce que nous pouvons tirer de notre analogie entre la relation sens/signification et la relation sens/représentation. Car il en va généralement de la signification comme de la représentation dans notre exemple expérimental.
Mais le dernier point que nous enseigne cette analogie est la butée sur laquelle elle cesse d’être opérante. Autant elle pointe l’incertitude mêlée de nécessité -parfois angoissante- du sens, autant représentation et signification ne sont en rien assimilables l’une à l’autre.
La signification relève du langage, et donc du signe. Le lien entre le mot et la chose est arbitraire, et ne tient que par la structure de la langue (3). La représentation, elle, relève de l’image, et entre l’image et la chose représentée, le lien est tout sauf arbitraire. Ce lien repose tout entier sur le « re » de la « re-présentation » ou de la « re-production ».
N’importe quelle suite de phonèmes, n’importe quelle sonorité articulée, peut désigner n’importe quel objet. En revanche la photographie d’un sexe féminin renvoie d’abord et avant tout, directement, au sexe qui a été photographié.
D’une part une structure, pour la langue, d’autre part un régime de répétition, pour les images.
Dans cette différence de la représentation et de la signification, qui toutes deux se réfèrent à du sens, se dessinent les spécificités respectives de deux dimensions de notre réalité, l’imaginaire et le symbolique, dont nous devons à Jacques Lacan d’avoir su marquer l’écart.
Or, c’est un psychanalyste, et non un philosophe, qui a pointé cet écart essentiel.
Il convient maintenant de le reconnaitre, la révolution conceptuelle et philosophique des temps à venir ne vient pas -et ne viendra pas- des professionnels formés à la recherche du sens, c’est-à-dire des professionnels de la philosophie, mais des transfuges issu(e)s d’autres disciplines, issu(e)s de l’étude d’autres paroles et d’autres textes.
Quelles paroles ? Quels textes ? C’est tout l’enjeu des réflexions, des débats, des oppositions à venir.
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(1) : Ma réponse, celle de l’autrice, n’a ici aucune pertinence. Il est curieux que la seule place évidente et admissible des images dans leur relation au langage, soit, de manière quasi exclusive, la fonction d’illustration. Et il n’est pas anodin qu’il ait été réservé à des artistes et non à des écrivains ou des philosophes d’examiner avec un peu de sérieux cette relation. C’est en particulier, au XXe siècle, Marcel Duchamp et Jean-Luc Godard qui se sont attelés à cet examen. En écartelant le titre de l’objet pour le premier, avec ses readymades, en jouant sur le montage et les intertitres pour le second.
(2) : Sur ce point la réflexion philosophique recouvre totalement les questions liées aux pratiques cliniques en psychopathologie. Comment comprendre autrement ce besoin pathologique à donner du sens à un virus ou à l’incapacité de s’en protéger, au déclenchement de telle ou telle maladie ? Comment comprendre autrement les théories complotistes de tous ordres que par cette nécessité maladive -activée par l’angoisse de « l’a-sens »- à affecter des raisons à ce qui n’en a apparemment pas ? À ce propos, c’est tout l’enjeu d’une cure psychanalytique que de faire sortir l´analysant d’une recherche de sens « caché » ou « inconscient » au profit de l’acception du fonctionnement « a-sensé » qui le meut et le traverse. C’est bien l’apport de Gilles Deleuze et Félix Guattari d’avoir mis en évidence que l’inconscient est machinique (cf L’Anti-Œdipe, Felix Guattari et Gilles Deleuze, 1972).
(3) : J’ai donné de cette structure l’allégorie du filet de pêche dans l’épisode n°9 de ce Feuilleton.
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