N°10 : Le tango du sens et de la signification
- Estelle Bauman
- 8 août 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 août 2020
Dès lors que nous abordons les questions liées au langage, il est difficile d’éviter de se référer aux débats qui ont agité et opposé deux approches philosophiques au cours du XXème siècle.
La philosophie dite « analytique », majoritairement anglo-saxonne, a vu le langage comme un problème, ce qui était parfaitement juste. Mais elle s’est donnée pour but de le surmonter ou de le contourner. La philosophie dite « continentale », regroupée abusivement sous le vocable de « French Theory », n’a pas eu cette illusion, mais de ce problème, elle a parfois fait un objet de jouissance, ce qui n’est pas forcément mieux.
Y aurait-il un autre chemin pour penser la question que ceux déjà empruntés jusqu’ici ? Ou au moins un chemin qui nous sorte d’une opposition cristallisée et sédimentée depuis quelques décennies ?
Poursuivons nos efforts pour ne pas entrer dans des exégèses de « philosophie philosophante ». Allons droit au but et mettons en place une expérience que nous baptiserons « l’expérience Antoine Doinel » (1).
Plaçons-nous devant un miroir et répétons un mot, choisi au hasard, autant que cela est possible. Prenons par exemple un mot prosaïque, le mot « banane ». Une fois, deux fois, trois fois… mille fois ! « Banane », « banane », « banane »… Répétons ce mot jusqu’à n’en plus pouvoir. Au bout de plusieurs cycles de répétitions, arrive le moment où le mot se vide de son sens et perd toute signification. Ne reste alors plus qu’une sonorité, qu’une suite de syllabes articulées, qu’une série de « phonèmes » répétés et ininterrompus, qui tournent comme une boucle.
« ba-na-ne-ba-na-ne-bana-ne-ba-nane-ba-nane- banane-bana-ne-ba-nane-ba-nane-ba-nane … »
Dans l’expérience, le miroir est important : voyez comment le mot vous a traversé, comment il a d’abord épuisé tous les sens possibles, toutes les associations d’images, pour ne plus subsister que sous la forme d’une suite de sons rythmiquement organisés, avec sa série imaginaire de lettres qui dansent.
Voilà ce qu’est un « signifiant » !
A ce signifiant, à ces deux ou trois syllabes, essayons de raccrocher maintenant de la signification et du sens.
C’est là que les ennuis commencent. Car « sens » et « signification », bien qu’articulés l’un à l’autre, n’ont rien à voir.
Si nous restons sur notre exemple, la signification de « banane » ne convoque pas un imaginaire très vaste. C’est avant tout un fruit, jaune et courbé. Mais ce n’est pas tout. Ce peut-être aussi une pochette de disque du Velvet underground par Andy Warhol… une insulte amicale faite à la bêtise… une évocation de la ceinture qui entoure les hanches de Joséphine Baker… un commerce exotique… ou encore le met délicat qu’épluche le singe du zoo… La signification est assez claire. Elle peut être un peu équivoque, ou même multivoque, mais elle reste tout de même assez circonscrite dans le périmètre de ce qu’est le langage quand on le considère comme objet. En un mot c’est le « signifié », et une démarche de définition et de réduction parvient assez aisément à lever les équivoques. Le vrai problème n’est pas celui de l’équivoque de la signification.
Du mot « banane », c’est une autre affaire lorsque l’on cherche à en définir le sens. Le sens déborde la signification.
Le mot « banane » n’a pas le même sens si nous en mangeons une, si nous sommes grossiste en import-export agricole, si nous la donnons au chimpanzé du zoo, ou bien plus encore si nous disons arbitrairement ce mot pour le vider de son sens devant notre miroir. C’est bien sûr le contexte qui va déterminer le sens, mais c’est un contexte à entendre, non pas comme « le contexte d’une phrase », mais justement en ce que le contexte dont il est ici question est ce qui fait sortir le mot du langage pour le faire exister et agir « en dehors du langage », quand bien même cet « en dehors » serait intelligible et par la suite expliqué par d’autres mots.
Ce contexte est une situation de parole ou de texte, avec une adresse, une intention, au sein d’une relation sociale, avec une participation de tous les protagonistes pris dans le lieu du langage, à l’intérieur de cet espace créé qu’est le langage. Le langage prend alors du sens en se nouant avec les autres dimensions de la réalité humaine.
Prenons un autre exemple, encore plus simple. Prenons la phrase la plus courte possible, prenons la phrase : « Oui. »
Quel est le signifié de « oui » ?
La signification est relativement facile à établir, c’est un acquiescement à une question, éventuellement implicite, et la signification de la phrase « Oui » émerge dans sa relation d’opposition avec la signification de la phrase « Non ». Mais la phrase « Oui » n’a pas le même sens selon que la question est « êtes-vous d’accord avec moi ? », « pouvez-vous me passer le sel ? » ou encore « acceptez-vous de prendre ce monsieur pour époux ? ». Les sens possibles de la phrase « Oui » sont potentiellement infinis…
Les enjeux de la signification se situent dans le langage (ou la langue), dans la relation du signifiant et du signifié. Les enjeux du sens débordent les enjeux de la signification. Voilà pourquoi le langage, lorsqu’il est isolé comme un objet d’étude, n’est plus ce qu’il est. Le sens échappe si l’on veut constituer le langage comme objet.
La différence entre « sens » et « signification » pourrait être comparée à la différence entre « sens » et « représentation » pour un tableau. Prenons par exemple une Annonciation de Fra Angelico (2). La scène que l’on voit est l’Ange Gabriel annonçant le miracle à Marie. C’est ce qui est « représenté ». En revanche -sans même évoquer les conditions de sa réalisation, de son exposition, son histoire, etc.- le « sens » de ce tableau a pour le moins été de servir de support imaginaire à la foi des fidèles.
Bien qu’articulés, « sens » et « signification » sont relativement indépendants l’un de l’autre.
La psychanalyse nous fait entrevoir comment notre inconscient parvient à créer du sens en déjouant la signification et en se jouant d’elle, par les jeux de mots et les lapsus. Ce en quoi Jacques Lacan dira qu’il est « structuré comme un langage ». Inversement il est possible de produire de la signification hors du sens. Par exemple la phrase « la moutarde a téléphoné à notre casquette » est dénué de sens, mais est très claire dans sa signification (3).
Prenons les choses au rebours et retournons les termes dans leur opposé respectif.
Le « non-sens » n’est pas l’absence de signification. Une « non-signification » n’est pas nécessairement une absence de sens.
Nous le voyons, la distinction du sens et de la signification est loin d’être ici épuisée. Mais déjà nous pouvons mesurer en quoi elle pourra nous servir pour la suite : la distinction entre sens et signification marque une frontière. C’est la frontière qui, lorsque nous la franchissons, rend impossible la considération du langage comme un objet qui serait totalement extérieur à nous-mêmes.
C’est la frontière qui fait du langage notre habitat, notre nourriture et notre oxygène.
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Post scriptum 1 : la lectrice ou le lecteur pourra se demander pourquoi le « tango » du titre de cet épisode. Rien, dans le contenu du texte, ne vient en effet soutenir cette métaphore. Alors pourquoi « tango » ? Pour rien justement, ou plutôt pour la raison tout à fait contingente de renvoyer à une scène du film L’Acrobate, réalisé par Jean-Daniel Pollet en 1976, où Guy Marchand enseigne à Claude Melki la prononciation correcte du mot « tango ». Cette scène n’étant pas accessible sur internet, je renvoie à cette incontournable chanson « Moi je suis tango tango » chantée par le même Guy Marchand.
Post scriptum 2 : Dans l’épisode n° 8 du Feuilleton philosophique, nous nous demandions si l’on pouvait -ou non- parler de « vérité des sentiments ». J’avais conclu sur le constat que nous nous trouvions devant un choix, et que ce choix, loin d’être arbitraire était nécessaire et déterminant dans la création de la singularité philosophique. J’ai choisi depuis lors de maintenir le concept de vérité dans le champ exclusif du langage, et donc de dénier aux sentiments un caractère de « vérité ». Nous lui préférerons désormais, concernant les affects, la notion « d’authenticité ».
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(1) : Dans Baisers Volés, réalisé en 1968 par François Truffaut, le personnage d’Antoine Doinel, incarné par Jean-Pierre Léaud, se poste devant la glace et répète à l’infini les noms de « Fabienne Tabard », puis de « Christine Darbon », pour l’aider à déterminer laquelle des deux il aime vraiment. Constatant l’échec de son test, c’est son propre nom qu’il répète « Antoine Doinel » jusqu’au point où la sonorité qui sort de sa bouche se vide de toute référence à l’image que lui renvoie le miroir. Voir l’extrait ici.
(2) : en préférant arbitrairement celle du couvent San Marco à Florence à celle du Prado à Madrid. L’idée vaut bien sûr pour toutes les Annonciations et les peintures religieuses.
(3) : Enfin presque… Autant créer de la non-signification est chose aisée, autant créer du non-sens est plus délicat, car de la poésie vient très rapidement boucher cette béance pour proposer une image, quand bien même elle serait absurde. C’est toute la difficulté avouée par Marcel Duchamp pour la rédaction de son texte « rendez-vous du 6 février1916 ». À voir et lire ici.
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