N°9 : Le langage considéré comme un filet de pêche
- Estelle Bauman
- 31 juil. 2020
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 août 2020
« La philosophie n’a à sa disposition qu’un seul outil, qu’une seule arme : le langage ». Ainsi se concluait un épisode précédent du Feuilleton philosophique.
Il convient de préciser cette formulation, car nous sommes allés trop vite.
Le langage n’est pas un moyen par lequel nous formulons nos pensées. Il n’existe pas d’idées informulées, qui flotteraient, évanescentes, dans des limbes mystérieux, en attente d’une parole qui leur permettrait d’émerger. Les idées ne préexistent pas à la parole ou au texte qui les portent.
Le langage n’est pas un moyen de communication. Le langage n’est même pas un « moyen », le langage est un lieu.
C’est un lieu que nous ne pouvons voir que de l’intérieur. Nous y entrons tous, mais chaque accès y est singulier (1). Un fois dans cet espace, la langue nous traverse, la langue nous transperce, comme un alien qui nous déchire les entrailles.
Notre langue nous précède et nous survivra, elle est en nous et hors de nous.
Nous sommes tragiquement pris dans les rets de la langue. « Tragiquement », parce que nous manquons, par la parole ou le texte, la cible que nous souhaiterions atteindre. Celle-ci devrait se trouver hors du langage, hors de ce lieu où nous sommes en parlant ou en écrivant, dans ce que nous nommons la « réalité ».
La linguistique échoue nécessairement dans sa démarche. Elle bute sur une impossibilité. En tant que science, elle se doit d’être en position d’extériorité vis-à-vis de son objet. Or le langage ne peut se livrer comme tel. Le langage n’est pas un objet constitué. La langue peut décrire, imposer, communiquer, ordonner, acter, signifier, désigner, supplier… toute une série de fonctions hétérogènes, liées à des contextes, des situations, des actions, des relations différentes mettent le langage en marche. L’objet « langage » se dérobe en permanence à notre compréhension, en tant qu’il ne peut exister qu’en s’actualisant dans une langue, par une parole ou un texte, une situation donnée, et qu’en étant perçu de l’intérieur.
Mais nous ne sortons jamais du langage.
La langue étant à la fois la matière par laquelle elle se formule et son prétendu objet, la linguistique se heurte au même problème que la philosophie.
Comment parler du langage ?
Il y a toujours un moment, lorsque l’on s’attelle à cette tâche, où le sens s’échappe, dérape, et fuit… avec le mot « fuit » à entendre dans les deux sens du terme : « fuir » et « fuiter ». Voyez comme déjà, dès que nous essayons de parler du langage, le sens excède de partout, submerge et déborde.
Soyons honnête, cet excès occasionne presque une douleur, une douleur physique, faite d’arrachements et de vertiges. La folie n’est jamais loin. Linguistes et philosophes aimeraient s’en protéger. Nombreux sont celles et ceux qui la nient, cette douleur, préférant l’illusion rassurante d’un discours ficelé, qui prend fonction de fétiche protecteur. Mais il ne faut pas gratter beaucoup pour que l’illusion tombe.
Disons-le autrement, et plus simplement, à l’aide d’une métaphore populaire que chacun comprendra et interprétera, -selon sa disposition- avec angoisse ou humour : parler du langage revient à essayer de mâcher ses dents (2).
Il nous faut revenir aux fondamentaux. En l’occurrence, ces fondamentaux se trouvent là où les ont trouvés et laissés nos prédécesseurs les plus féconds, dans les Cours de linguistiques générales de Ferdinand de Saussure (3).
Nous n’en retiendrons ici que deux points (4). Le premier point est « l’arbitraire du signe », c’est-à-dire le fait que n’importe quel mot, n’importe quel signifiant peut s’articuler à n’importe quel signifié.
Le second point est que les « signes » c’est-à-dire les rapports « signifiés / signifiants » ne renvoient pas à des « choses » mais uniquement à d’autres « signes », formant ainsi un système langagier de mots relié les uns aux autres.
Ce système langagier a pris nom de « structure » (5).
Pour décrire le rapport d´une parole à ce qu’elle signifie, une métaphore que nous devons à Jacques Lacan, s’avère, si l’on peut dire, « parlante » : la « métaphore du matelas ».
Dans cette métaphore matelassière, pour bien marquer l’hétérogénéité absolue du langage à ce qu’il est censé désigner, « signifiant » et « signifié » sont figurés comme les deux toiles opposées d’un matelas. Elles ne se touchent pas et sont à ce point opposées, qu’entre les deux, des ressorts en tension les repoussent l’une de l’autre.
Les deux tissus du matelas glissent l’un sur l’autre en sens contraire : sur une face, la « chaine signifiante », sur l’autre le « courant du signifié ». Les deux faces ne communiquent pas, mais sont reliées par des nœuds, des points cousus, qui les accrochent l’une à l’autre., comme les clous d’une porte capitonnée. Jacques Lacan les désigne de manière littérale, d’après sa métaphore : des « points de capiton » (6). Ce sont eux, ces « points de capiton », qui assurent le sens par la régularité de leur ponctuation sur le matelas.
La métaphore est puissante sur le plan imaginaire, mais elle se heurte à des problèmes lorsque nous l’explorons plus avant.
Dans un matelas, les deux faces sont réversibles et faites d’une étoffe, sinon identique, du moins homogène. Or c’est bien la différence de nature entre le signifiant et le signifié qui rend impossible la superposition des deux. Par ailleurs, la métaphore ne parvient pas à rendre compte de la création de sens au sein d’une langue, ni des transformations de sens que peuvent connaître ces mots, ni des effets de ces créations et transformations sur les paroles et les textes.
Essayons de filer une autre métaphore textile : considérons par hypothèse qu’une langue est un « filet de pêche » !
Tissé de larges mailles, les mots en seraient les nœuds. Chaque nœud se rattache à d’autres nœuds comme chaque mot renvoie à d’autres mots. Les cordes qui les relient donnent sens aux mots, comme elles positionnent les nœuds sur la texture du filet.
Lançons ce filet dans l’obscurité des profondeurs. Selon le maillage plus ou moins fin, selon les déchirures qu’il a subies, selon l’aire totale qu’il peut embrasser, le filet ramènera des choses différentes : des poissons, des ordures, des coraux…
Attachons maintenant une petite lumière à chaque nœud, et lançons à nouveau notre filet, mais cette fois-ci sur un paysage obscur, dont le relief accidenté nous est inconnu. La forme que nous verrons apparaitre nous donnera une indication sur le relief, mais ne sera que le filet déformé par les protubérances qui se trouvent en dessous.
La métaphore est peut-être naïve, mais elle a un avantage opératoire : la position des nœuds les uns par rapport aux autres détermine finalement ce que le filet est à même de ramener ou de révéler. Changez la position d’un nœud, reliez-le à d’autres nœuds, raccourcissez ou rallongez tel lien et coupez-en d’autres, et voilà que votre maillage se transforme. Sans avoir ajouté ou retranché le moindre nœud, votre filet ne fera pas le même travail. Il ne révèlera pas la même forme de relief, il ne ramènera pas les mêmes poissons.
Lorsque du sens nouveau se crée, lorsque des philosophes emploient des mots dans un sens qui leur est singulier, ce n’est pas le sens des mots qui change, selon leur caprice ou selon une définition nouvelle, c’est la place qu’ils occupent les uns par rapport aux autres, au moment où ils en font usage. Des changements de place de nœuds, parfois infimes, dans le maillage du filet suffit à changer le sens de l’ensemble d’une parole ou d’un texte.
Comprendre une singularité philosophique, c’est retisser le maillage du filet en replaçant les nœuds aux bons endroits.
Commencer à philosopher, c’est se préoccuper de tisser soi-même son filet de pêche. Non pour le plaisir narcissique de la singularité, mais par nécessité, parce que nous savons que c’est la seule voie pour attraper la baleine blanche que nous venons d’apercevoir.
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(1) : L’incarnation particulière de la langue en chacun de nous -et c’est le moindre apport de la psychanalyse que de nous le révéler- est tout l’enjeu de notre accession singulière à la communauté humaine.
(2) : On notera, à partir de maintenant, la fonction centrale des comparaisons et des allégories, en un mot des métaphores, dans l’élaboration des réflexions. Seule la production d’images permet en effet de projeter un déplacement hors du langage, dans un espace imaginaire, pour ensuite faire retour, comme en boomerang, dans la langue. La célèbre allégorie de la caverne platonicienne ne procède pas autrement.
(3) : Ferdinand de Saussure, Cours de linguistiques générales. Je m’en tiendrai ici à une référence à la version des Cours telle qu’elle fut accessible à partir de leur publication en 1916. Dans un épisode ultérieur, j’essaierai de questionner les conditions historiques qui ont pu permettre l’émergence des formulations saussuriennes. Pour toute l’exploration génétique de la retranscription des Cours donnés par Ferdinand de Saussure, voir Patrice Maniglier, La Vie énigmatique des signes.
(4) : Je mets ici volontairement de côté deux autres points essentiels de la théorie linguistique enseignée par Ferdinand de Saussure : la primauté de l’oral et le fait que la modification de la langue est le fruit d’une transformation collective, spontanée et non maitrisable de ses usages.
La redéfinition de la linguistique par Ferdinand de Saussure a nécessité l’abandon de l’étymologie comme chemin d’étude, au profit d’une approche de la langue telle qu’elle se pratique par une communauté linguistique donnée, à un moment donné. La fécondité de cette approche dite « synchronique », par opposition à celle dite « diachronique », montre comment le renoncement à une voie peut s’avérer fructueux.
(5) : Chez les penseurs dits « structuralistes », même si la référence aux Cours de Saussure fait socle commun, le terme de « structure » se formule un peu différemment par les uns ou les autres. Assimilable à ce qui organise le langage dans les Séminaires tenus par Jacques Lacan, elle pourra être comprise plus précisément comme un « rapports de rapports » dans l’Anthropologie structurale proposée par Claude Lévi-Strauss.
(6) : Jacques Lacan, Les formations de l’inconscient, leçon du 6 novembre 1957. D’emblée, le psychanalyste souligne la limite de sa métaphore : « le point de capiton n'est qu'une affaire mythique, car jamais personne n'a pu épingler une signification à un signifiant », leçon du 22 janvier 1958. Par la suite, lorsqu’il élaborera la topologie borroméenne du nouage du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, Jacques Lacan n’aura plus recours cette image.
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