N°8 : La vérité des sentiments
- Estelle Bauman
- 25 juil. 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 août 2020
Une question, surgie de l’interpellation d’un lecteur, est venue perturber le cours prévu de ce feuilleton. Aux trois types de vérité -juridique, scientifique, philosophique- que nous avons cherché à distinguer dans l’épisode précédent, une interrogation semble porter objection : ne peut-on pas attribuer un caractère de « vérité » à un sentiment ? Ne qualifie-t-on pas parfois de « vraie » une émotion amoureuse ?
Ici rien de juridique, de scientifique ou de philosophique dans le terme de « vérité » et ce à quoi il s’oppose n’est ni le mensonge, ni l’erreur, ni l’obscurité.
De quoi s’agit-il ? Nous pourrions pompeusement parler de « vérité des affects », mais nous préférerons la formule plus simple de « vérité des sentiments ». Prenons cette formulation pour acquise, prenons-la au sérieux.
L’exemple proposé par ce lecteur –« l’amour vrai d’un chien pour un être humain »- est loin d’être anecdotique. Il nous indique deux choses.
La première est que le chien est cité ici en exemple pour sa naïveté et son indéfectible fidélité au maitre. Les maîtres et maitresses de chiens savent combien ceux-ci sont malins et s’essayent souvent à la rouerie. Mais ils savent surtout à quel point les chiens n’arrivent pas à mentir. Il suffit de les voir, arrivant la queue basse et les oreilles en arrière, pour savoir qu’ils cherchent à dissimuler le forfait dont ils se savent fautifs. Le chien cité ici est un chien à la Houellebecq, incapable de trahison, vu comme une « machine à aimer » (1).
La seconde chose est que nous ne parlons de « vérité des sentiments » qu’à propos d’amour, d’admiration ou d’affection. Nous ne disons pas –ou très peu- d’une haine, d’un mépris ou d’un dégoût qu’il sont « vrais », c’est-à-dire engageant quelque chose de la vérité. Le sentiment « vrai » exhale encore du fumet de son association avec le « beau » et le « bien ».
Cet « amour vrai » est celui que l’on retrouve dans les romans de Balzac. C’est celui qu’éprouve Eugénie Grandet : « …l’amour vrai, l’amour des anges, l’amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt » (2) ou encore celui dont Mme de Bauséant veut protéger Eugène de Rastignac : « Mais si vous avez un sentiment vrai, cachez-le comme un trésor » (3) mais que le jeune homme reconnait deux cents pages plus loin : « Eugène resta muet, saisi de tendresse par l’expression naïve d’un sentiment vrai » (4).
Dans les romans de Balzac, comme pour le chien aimant de Houellebecq, ce à quoi s’oppose cette « vérité des sentiments » serait la dissimulation, la tromperie, la feinte. Loin de l’obscurité ou de l’erreur auxquelles s’opposent les vérités philosophique et scientifique, la « vérité des sentiments » serait tout de même plus proche de la vérité juridique, par la proximité de la tromperie avec le mensonge, auquel elle s’oppose.
Et comme la vérité juridique, la vérité sentimentale se rattache toujours à un aveu, ou tout au moins à une déclaration. Mais dans les sentiments, l’aveu ou la déclaration n’ont rien à voir avec le constat clinique et la description factuelle dont ils relèvent dans la vérité juridique.
L’aveu sentimental et la déclaration amoureuse sont d’une toute autre nature. Ils ont quelque chose que l’on appelle « performatif », c’est-à-dire qu’ils font exister la réalité dont ils parlent au moment de l’énonciation. Nous savons tous que c’est au moment où nous disons « je t’aime » que nous savons réellement que nous aimons.
Voilà alors que la vérité sentimentale se rapproche de la vérité philosophique en ce qu’elle fait apparaitre en pleine lumière un objet qu’elle contribue à créer. En l’occurrence, ici, l’amour.
Dans notre typologie des trois vérités, la vérité des sentiments opèrerait ainsi un pont secret, une jonction cachée entre la vérité juridique et la vérité philosophique. Or, nous avions établi une sorte de « hiérarchie des vérités », de la plus basique, la vérité juridique -qui s’oppose au mensonge- à la plus fine, la vérité philosophique -qui s’oppose à l’obscurité-. La vérité juridique et la vérité philosophique sont les plus éloignées dans notre typologie.
Par ailleurs, nous avions bien identifié que le concept de « vérité » relève d’un discours, d’une parole. Or l’exemple du chien qui « aime d’un amour vrai », si nous lui portons crédit, nous fait sortir de l’espace de langue.
Nous remarquons de surcroit que le terme « vrai » pour qualifier un sentiment est interchangeable avec l’adjectif « réel » ! Or toute réflexion sur le concept de « vérité » se fonde d’une manière ou d’une autre sur sa relation avec la « réalité » et l’en distingue radicalement !
Nous pourrions chercher des justifications en nous réfugiant derrière la différence entre les adjectifs « vrai, réel » d’une part, et les substantif « vérité, réalité » d’autre part. Nous pourrions dénicher des subtilités de significations, s'avançant cachées sous un masque vernis de linguistique. Mais ce serait une esquive (5).
Pour le ou la philosophe, l’enjeu est ailleurs et se pose de manière radicale. L’enjeu est même emblématique de la démarche philosophique.
Nous sommes devant un choix.
En prenant la langue telle qu’elle nous est donnée, nous pouvons adopter l’excès de sens des mots, et alors oui, il y a une « vérité des sentiments » et disons même une « vérité des affects » pour faire rentrer la formule dans un corpus conceptuel ; ou nous pouvons au contraire réduire cet excès de sens, en exclure, et dire que le « sentiment vrai » ne suppose pas que des sentiments relèvent de la « vérité ».
En d’autres termes, allons-nous partir dans l’exploration de ce qui est déjà constitué, avec du sens déjà là ? Ou au contraire opérer un coup de force, pour réduire, déformer, asservir le sens du mot à notre construction théorique ?
À chaque étape de la réflexion philosophique, un choix de cet ordre est à faire. Certains philosophes s’en expliquent, d’autres non.
En ce qui concerne le concept de vérité, nous ne trancherons pas encore, même si nous aurons à le faire.
Mais nous pouvons déjà tirer deux fils de cette réflexion. Mais ce sont deux fils annexes, qui ton surgi presque par hasard.
D’une part, si « vrai » et « réel » peuvent être interchangeables, ne serait-ce que dans un certain domaine, peut-être convient-il alors d’envisager la relation de la « vérité » à la « réalité » d’une manière nouvelle.
D’autre part, un angle mort de la réflexion sur la vérité semble se dessiner en creux.
Et cet angle mort est la question de « l’adresse ». Car si la vérité existe et qu’elle est se veut indépendante de celui ou celle qui l’énonce, elle devrait tout autant être indépendante de la personne qui la reçoit.
Étant de l’ordre du discours et de la parole, à qui donc la vérité – et nous parlons là de la vérité philosophique- s’adresse-t-elle ?
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(1) : Michel Houellebecq, La possibilité d’une île. « Qu’est-ce qu’un chien, sinon une machine à aimer ? On lui présente un être humain, en lui donnant pour mission de l’aimer – et aussi disgracieux, pervers, déformé ou stupide soit-il, le chien l’aime ». Je ne cite Houellebecq qu’à titre informatif, ne partageant en rien ses positions et convictions.
(2) : Honoré de Balzac, Eugénie Grandet. « Ceci est de l’amour, l’amour vrai, l’amour des anges, l’amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt ».
(3) : Honoré de Balzac, Le Père Goriot. « Mais si vous avez un sentiment vrai, cachez-le comme un trésor ; ne le laissez jamais soupçonner, vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victime ».
(4) : Honoré de Balzac, Le Père Goriot. « Eugène resta muet, saisi de tendresse par l’expression naïve d’un sentiment vrai. Si les Parisiennes sont souvent fausses, ivres de vanité, personnelles, coquettes, froides, il est sûr que quand elles aiment réellement, elles sacrifient plus de sentiments que les autres femmes à leurs passions ; elles se grandissent de toutes leurs petitesses, et deviennent sublimes ».
(5) : La tentative de définir au plus juste et au plus précisément les mots, si elle est bien sûr nécessaire, finit toujours à un moment ou un autre par une impasse.
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