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N°12 : Un moment oublié d'histoire

  • Photo du rédacteur: Estelle Bauman
    Estelle Bauman
  • 30 août 2020
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 26 sept. 2020

Dans notre tentative pour distinguer le sens et la signification, nous avons pu voir comment le premier -le sens- déborde largement les contours des questions soulevées par la seconde – la signification-. Autant il est possible de rendre compte de la signification par l’étude des « signes », c’est-à-dire des relations qui articulent « signifiants » et « signifiés », autant le registre du sens engage bien plus largement d’autres dimensions de la réalité et accroche au langage des choses qui lui sont extérieures.

Il ne faudrait cependant pas que, de cette hiérarchisation, nous déduisions que le sens vienne se surajouter à la signification comme une sorte de « surplus » qui permettrait de mieux la cerner. Le sens n’intervient pas dans un second temps. Le sens n’est pas une manière d’interpréter la signification grâce à un contexte.

La signification ne précède pas le sens. Le sens est là d’emblée. Plein. Avec toutes ses ambiguïtés, ses malentendus, mais aussi sa précision. La distinction que nous avons été amenée à établir entre sens et signification n’est pas d’ordre phénoménologique. Elle ne provient pas de notre expérience vécue.

Cette distinction est essentiellement conceptuelle.

Allons même plus loin. Non seulement la signification est déjà pétrie de sens, mais son existence-même est une création, un artifice.

La mise en relation d’un « signifiant » avec un « signifié », au fondement de la signification, n’existe pas à l’état naturel, dans notre quotidien, sauf, exceptionnellement, lorsque nous montrons à un tout jeune enfant, lorsqu’il accède au langage, un objet en l’accompagnant de son nom. Nous montrons la vache dans le près en disant le mot « vache », ou le pommier dans le jardin avec le mot « arbre », ou voire même le cochon dans le livre d’images en faisant le son « groïnk ». Jamais, autrement, ne se matérialise de relation brute entre « signifié » et « signifiant ». Et encore ! La situation de langage avec le jeune enfant, somme toute rare et très rudimentaire, n’est pas l’illustration littérale de ce que la linguistique désigne par le rapport du « signifiant » et du « signifié », puisque, si l’on se réfère aux sources, c’est-à-dire aux Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (1), le « signifié » renvoie, non pas à la « chose », mais à « l’image mentale » que l’on peut s’en faire. L’apprentissage du jeune enfant par le « mot » désignant la « chose » n’est ainsi qu’une illustration métaphorique du rapport « signifiant/signifié ».

Déroulons notre fil : d’où vient alors que la notion de signification ait émergé comme une notion incontournable de la réflexion philosophique ? Et qu’elle ait émergé d’une double manière, tout à la fois comme notion, opérante et fondatrice de la linguistique moderne, et en même temps comme question, qui hantera comme un spectre toute la philosophie du XXe siècle, des deux côtés de l’Atlantique, jusqu’à aujourd’hui.

La signification, telle que nous l’entendons aujourd’hui, est une invention récente (2).

Nous allons proposer ici une hypothèse téméraire et audacieuse, que sans doute bien des lectrices et des lecteurs jugeront folle.

Nous allons dater, et même dater précisément, à l’année près, le moment d’émergence de la signification, (c’est-à-dire le moment où il devient indispensable de distinguer sens et signification).

Ce moment, c’est l’année 1905.

C’est en 1905 qu’un objet, soudainement produit en masse, déclenche une révolution et un séisme dont les répliques se font encore sentir. Cette année-là, est publié pour la première fois un livre, accessible à tous, largement diffusé et dont la rediffusion n’a jamais cessé. En 1905, donc, parait la première édition du Petit Larousse illustré (3). Ça n’a l’air de rien. Pourtant l’expérience que cet objet propose est proprement bouleversante.

Pour trois raisons.

Tout d’abord, la visée encyclopédique de définition de la langue, entamé quelques siècles plus tôt, trouve enfin un aboutissement, ou plutôt une matérialisation démocratique et identifiable. Le projet prométhéen de totalisation du savoir se cristallise là dans un unique parallélépipède de papier. Le livre est en lui-même inouï : les nombreux volumes des encyclopédies publiées jusque-là mettaient en scène l’illusion de l’infini de la connaissance. Le Petit Larousse illustré réduit cette illusion à un objet qui tient dans une seule de nos mains.

Ensuite, cet objet met en scène et en œuvre très précisément le gouffre angoissant du langage. Le projet encyclopédique était la promesse d’un lieu où se trouvait la totalité du savoir. Sa déclinaison en dictionnaire de poche promet désormais de contenir et donner la signification de tous les mots de la langue (4).

Or que se passe-t-il ?

Lorsque nous cherchons un mot dans le dictionnaire, à quoi sommes-nous renvoyés, sinon à d’autres mots ? Un mot renvoie à d’autres mots, qui renvoient à d’autres mots, qui renvoient à d’autres mots, qui… etc. Une circulation infinie, de mots en mots, que rien ne vient arrêter ou bloquer, se met en place pour le lecteur ou la lectrice qui, croyant avoir accès à du savoir, se trouve pris dans le jeu vertigineux des signifiants.

Enfin, comme pour parer à ce vertige, le Petit Larousse illustré, par ses nombreuses illustrations, propose une relation du mot (signifiant) à l’image (signifié) qui sera exactement et littéralement reprise au fondement de la linguistique qui va commencer à s’énoncer juste après.

L’objet « dictionnaire », et sa démocratisation, ont organisé une transformation du monde profonde et radicale. Entamée en 1606 par Jean Nicot et son Thresor de la langue francoyse (5), elle s’est achevée en 1905 par Claude Augé et son Petit Larousse illustré.

Mais entre les deux dates, entre 1606 et 1905, une modalité nouvelle s’est instituée. Les images sont apparues. Petites, indicatives, elles semblent remplir avant tout la fonction d’offrir des points d’ancrage à la circulation infinie des mots, comme si leur but était de nous protéger du vertige angoissant du langage (6). En réalité il n’en est rien. Les images proposent un support au signifiant, elles inventent la notion même et la question de la signification, qui se détache désormais du sens.

Il n’y a plus d’un côté les « choses », de l’autre les « mots ». Cette relation binaire, qui a porté l’histoire de la philosophie, est arrivée à son terme. Avec le Petit Larousse illustré, « l’image » s’introduit -d’abord presque clandestinement- comme un troisième terme dans l’équation. Et en faisant irruption, elle est amenée à entrainer une redistribution de l’ensemble des termes de notre appareil de pensée.

S’il n’est plus question de « choses » et de « mots », alors il ne peut plus, non plus, être question de « matière » et « d’idées », de « corps » et « d’esprit », de « subjectif » et « d’objectif », etc. Toute la série classique des oppositions dualistes ne tient plus. Ce n’est plus avec deux termes qu’il faut penser, c’est avec trois : la chose, le mot et l’image.

En 1905, « l’image » s’est intercalée subrepticement, entre la « chose » et le « mot ». Le « mot » et la « chose » s’en sont trouvés modifiés. Se préfigure ici la nouvelle cartographie conceptuelle à trois dimensions que sont le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, ainsi que l'a théorisée, à partir de sa clinique, le psychanalyste Jacques Lacan.

Nous, philosophes, n’en avons sans doute pas encore pris la véritable mesure.


____

(1) : Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, 1916.

(2) : Notons qu’étrangement, une même manière de problématiser la notion de signification se produit au même moment, de manière totalement indépendante, par deux personnes qui ne se connaissent pas, dans deux domaines radicalement différents : évidemment dans celui de la linguistique, entre 1906 et 1911, avec Ferdinand de Saussure, et plus curieusement celui de l’art, entre 1912 et 1923, avec Marcel Duchamp. Il serait intéressant de consacrer un essai entier à la manière dont Marcel Duchamp rejoint les questionnements de Ferdinand de Saussure. Je laisse ce soin à d’autres que moi, plus érudits sur l’œuvre ésotérique de l’artiste inventeur du readymade. Notons ici simplement quelques formulations que l’on peut retrouver dans les notes qu’il écrivit à l’époque de son travail sur La Mariée mise à nu par ses célibataires, même : entre autres « Condition d’un langage : Chercher les « mots premiers », divisibles seulement par eux-mêmes ou par l’unité » ou encore la formule « arrhe/art = merdre/merde » qui, à ma connaissance, est la première mise en équation (humoristique) du langage sous la forme dont le structuralisme fera son modèle, c’est-à-dire un « rapport de rapports ».

(3) : Claude Augé, Le Petit Larousse illustré, 1905.

(4) : Je pourrais tout aussi bien dire « le sens de tous les mots », puisque c’est ainsi que s’énonce souvent le projet du dictionnaire dans le langage courant. Mais vu l’importance de la distinction entre sens et signification, je le formule ainsi.

(5) Jean Nicot, Thresor de la langue francoyse, 1606. Il s’agit du premier dictionnaire de la langue française. Jacques Lacan reprendra littéralement ce titre pour forger l’expression « Trésor des signifiants » dont il fera usage pour caractériser, dans son élaboration conceptuelle, une instance d’altérité désignée sous le nom de « Grand Autre ».

(6) : La fonction de ces images n’est pas sans évoquer les fameux « points de capiton » lacanien, dont j’ai parlé dans l’épisode n°9 du Feuilleton philosophique.

 
 
 

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