N°1 : Préambule
- Estelle Bauman
- 6 juin 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 juil. 2020
Il fait peu de doutes que la philosophie, telle qu’on entend sa pratique aujourd’hui, en France tout au moins, a d’ores et déjà perdu. Un ou une « philosophe » n’est plus cette personne qui, cherchant à s’affranchir des carcans des pensées readymade, défriche le réel à l’aide de nouveaux concepts, forgés pour mieux en appréhender la densité et, ce faisant, rend possible l’émergence d’une nouvelle réalité. Non, un ou une « philosophe » est aujourd’hui un ou une « docteur(e) en philosophie », c’est-à-dire au mieux un -ou une- exégète de philosophes morts, au pire, un plus ou moins savant -une plus ou moins savante- des idées passées, qui décalque son discours sur d’autres paroles déjà dites, à seule fin de tenir ou de conserver une place sur la scène des expressions publiques. La tâche à laquelle il conviendrait qu’un ou une véritable philosophe s’attelle sérieusement serait de reprendre le travail d’exploration et d’intelligibilité du monde, là où il a été laissé en friche, c’est-à-dire dans le dernier quart du XXème siècle.
Il serait vain de faire un décompte des dernières idées un peu solides élaborées alors, tout autant que de dresser une hypothétique liste des noms de penseurs auxquels il serait encore pertinent de prêter attention. Chacun aura les siens, et seule une querelle stérile pourrait sortir d’un tel décompte ou d’une telle liste. Retenons simplement que l’on s’est arrêté de penser là où nous buttions sur ce qui nous détermine malgré nous et à travers nous (l’histoire, les rapports de production, l’inconscient, la sexuation… et ce en quoi ces champs s’articulent sur même socle), à savoir le langage. En d’autres termes, il conviendrait de repartir du langage et de la manière dont il peut s’inscrire dans nos corps, ou mieux « faire corps ».
Simplifions, ou abordons cette question sous un autre angle.
Le problème n’est pas l’absence de personnes s’étant donné pour vocation de penser, mais le défaut de circulation d’idées neuves -et opérantes- dans le domaine de la philosophie. Des personnes singulières, ici ou là, produisent de la nouveauté, aujourd’hui, sur le terrain de la philosophie. Nous en connaissons quelques-unes. Mais les cercles dans lesquels ces personnes pensent, parlent et publient ne sont plus connectés à l'espace public. Tout un faisceau de raisons rendent compte de cette carence, mais deux d’entre elles se dégagent plus surement.
En premier lieu, l’espace public lui-même s’est radicalement transformé à la fin du siècle dernier. D’une scène littéraire et écrite, avec ses journaux, ses livres et ses auteurs, le lieu commun des échanges d’idées s’est entièrement organisé autour de dispositifs techniques, audiovisuels d’abord, numériques ensuite, qui, s’accompagnant d’un réel processus de démocratisation et de généralisation d’un socle minimum de culture, n’a pu trouver de principe régulateur qu’avec une abstraction : les chiffres. Chiffres de vente, nombre d’entrées, courbes d’audience, de popularité, nombres de vues, etc… deviennent les uniques réalités tangibles pour juger de la valeur d’une chose, que ce soit un livre, un film, un message politique, ou une idée. Le temps est loin où la vie des idées pouvait tourner autour des trouvailles d’un poète, « … sachant que les poètes ont trois fois moins de lecteurs que les philosophes, ceux-ci deux cent fois moins que les romanciers. »*.
Dans un tel contexte, dès lors, ne peuvent émerger que trois types d’idées : les idées consensuelles et lénifiantes, les mots d’ordre, les outrances.
Ainsi l’espace public s’est-il vite saturé, depuis vingt ans, de divers termes, en apparence hétérogènes et opposés mais qui, au fond, s’associent parfaitement pour empêcher l’expression de pensées complexes, de doutes, d’investigations, ou de réflexions. Les mises en scène de débats se réduisent à un « pour » et un « contre » complices, dont ne sont choisis que les représentants les plus stéréotypés et moisis, c’est-à-dire celles et ceux qui collent le mieux à l’image simplificatrice que l’on peut s’en faire. En second lieu, existe aussi une explication générationnelle. Dans la seconde partie du XXème siècle, le foisonnement des idées neuves et des personnalités pour les élaborer et les porter était tel, qu’il fût très compliqué pour leurs successeurs de prendre la relève. Comment succéder à Levi Strauss, Deleuze & Guattari, Foucault, Derrida, Bourdieu, Lacan… pour ne citer que quelques noms ? À cela s’est ajouté un appauvrissement et un durcissement du recrutement dans le milieu universitaire. Le résultat fut une victoire de la médiocrité, par forfait de ceux avaient fait le constat de la vacuité du pouvoir. Ce phénomène s’étala sur plusieurs décennies et ce n’est que récemment, soit vingt ans après le tournant du millénaire, que l’on peut entrevoir l’apparition de singularités nouvelles. Nous pourrions gémir et nous plaindre. Nous pourrions nous complaire dans le regret des fulgurances passées. Nous pouvons au contraire considérer que ce moment nous offre une chance pour que, libéré de l’effet d’autorité des noms de ceux qui nous ont précédés et dont nous pouvons aussi voir la part de pose et de posture, nous nous autorisions à penser par nous-mêmes, hissés sur les épaules de géants. Cette chance, avec tout le risque qu’elle comporte de se vautrer dans la prétention et le ridicule, qui pourrait nous empêcher de la saisir ?
_________ * André Breton, Point du jour, pris dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 273.
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