top of page
Rechercher

N°2 : Alors commençons

  • Photo du rédacteur: Estelle Bauman
    Estelle Bauman
  • 13 juin 2020
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 26 juil. 2020

À son envol, la chouette trace pour nous, dans l’obscurité, un chemin éclairé par ses yeux-phares. Nous la suivons un temps, puis, à la faveur d’un moment d’inattention, elle s’échappe d’un battement d’ailes et nous laisse dans la pénombre.

Et elle, la philosophie, ne nous lèguera finalement qu’une unique question : « à quoi avons-nous affaire ? ».

Cette question, chercher à y répondre, ou plus modestement essayer d’en formuler les contours, permet ceci de merveilleux qu’elle offre à celles et ceux qui l’explorent, la seule échappatoire viable pour nous distraire de cette angoisse existentielle, radicale, qui saisit l’être humain, collectivement et individuellement quelle que soit son époque, sa culture, son origine, son sexe, etc., de cette angoisse qui repose sur une contradiction entre deux savoirs.

À la contradiction qui unit ces deux savoirs, et qui est la source de nos angoisses, peuvent se reporter toutes les autres questions et tous les autres savoirs. En un mot tout le reste.

Ces deux savoirs, quels sont-ils ?

Ils sont évidemment simples.

Le premier de ces savoirs est « je suis ». C’est un savoir d’avant le savoir, c’est le savoir du « je » qui rend possible le « je sais ». C’est le savoir qui dit le « je », le « je suis », mais tout autant le « je pense ».

C’est un savoir que l’on peut qualifier d’intuitif.

Ce savoir du « je suis » est universellement partagé, et je ne peux le mettre en doute. C’est ainsi qu’il convient de comprendre la portée du « je pense donc je suis » cartésien. Cogito ergo sum. Ce que nous dit le cogito, c’est que tout ce qui s’offre à mes perceptions est susceptible d’être faussé -soit par des illusions déformatrices de la réalité, soit par une mauvaise compréhension- et que seul l’exercice systématique de la « mise en doute » est à même de mettre la réalité à l’épreuve. Rien de la réalité ne pouvant se soustraire à ce questionnement, le doute initial est nécessairement « suis-je ? ». Mais la réponse de Descartes sonne comme une tautologie. « Je pense donc je suis » pourrait se traduire par « Je peux douter de tout, sauf de ce « je » qui doute », ce « je », qui est la condition même du doute.

Allons donc un peu plus loin. Ce savoir du « je suis » est la condition de toute chose. Il n’est pas seulement un savoir-condition-de-tout-savoir, il est aussi la condition d’existence du monde extérieur, dont je peux toujours douter qu’il existe.

De nombreux films et récits reposent sur ce principe : le héros réalise qu’il vit dans un monde virtuel qui n’existe que par ses perceptions sensorielles. La vue, le son, l’odorat, le toucher ne sont finalement que des impulsions électriques traduites par mon cerveau. Ces impulsions sont susceptibles d’être créées artificiellement et d’offrir une simulation de réalité. Dans ces récits, dont le plus emblématique est Matrix, toute réalité peut se révéler factice, sauf ce « noyau du je », incarné par le personnage principal.

Le « je suis » est un savoir absolu. C’est un savoir immédiat, physique, incorporé, concret, évident. C’est une sorte de « noyau ». Même les plus fous parmi les fous sont incapables de dire « je ne suis pas ». De toute mon éternité d’existence, ce « je suis » a été là. (Cette évidence du « je » n’est en réalité pas donnée, nous verrons à un moment donné que c’est une construction. Et ce sera justement par l’analyse de ce « je » en tant que construction, que l’on pourra par la suite espérer trouver une issue à notre contradiction. Restons pour le moment sur l’implacable constat du « je suis » comme savoir primordial)

Bien sûr, la Raison nous indique qu’il fût un temps où je n’existais pas, mais il ne s’agit pas d’un savoir raisonnable dans le savoir du « je suis ».

Et c’est là, justement, que surgit le second savoir.

C’est là que les ennuis commencent.

A ce premier savoir, qui se mêle à l’émergence de la vie consciente, va se superposer un deuxième savoir.

Ce savoir-là ne sera pas concret mais abstrait, il ne sera en rien intuitif, mais au contraire déductif. Il arrive généralement dans la biographie des individus au moment où ils s’initient à la vie sociale (le bien nommé « âge de raison » des sociétés occidentales). Ce savoir est d’une toute autre nature que le premier, mais il est tout aussi puissant et prégnant : c’est bel et bien un savoir de raison.

Ce second savoir est « je vais mourir ».

Très tôt, parmi les premiers moments de socialisation et de connaissance du monde, la mort s’impose à nous comme une donnée incontournable et il est déjà remarquable que nous n’ayons pas d’autre choix que de la désigner par une personnalisation métaphorique : la Mort. Pour la plupart des êtres humains, cette pensée, pourtant simple, évidente, est insupportable et insurmontable.

La terreur de la mort a de quoi étonner : certains ont judicieusement fait remarquer que lorsque nous seront morts, nous ne serons précisément pas là pour en souffrir, le regretter ou se pleurer, et que, de ce fait, la peur de la mort est un leurre que l’on pourrait lever sans peine.

C’est aller vite en besogne et ne pas comprendre le ressort véritable de cette terreur.

Car l’angoisse que provoque l’idée de sa propre mort n’est pas la tristesse d’imaginer un monde où nous ne serions plus là. Nous pouvons nous représenter des tas de mondes dont nous sommes absents.

Faisons l’hypothèse que l’angoisse que provoque le savoir de notre mort est simplement qu’il entre en contradiction totale et insoluble avec le premier savoir, celui qui nous fonde, le savoir du « je suis ».

Il y a « Je suis » et il y a « je vais mourir ». Il n’existe aucun moyen de faire coexister ces deux savoirs.

Tout a été fait pour lever ou esquiver cette contradiction : des religions se sont créées avec leur paradis et leur enfer, des fantasmagories, merveilleuses et naïves, ont été inventées, des systèmes économiques et sociaux se sont érigés et ont proliféré pour nous en détourner, des cultures se sont bâties afin de nous en protéger…

Cette contradiction, répétons-le totale et insoluble, entre nos deux savoirs est au fondement de la condition humaine, par-delà les âges, les océans et les civilisations. Toutes les questions philosophiques sont des variations pour l’aborder, la contourner, la reformuler, la traiter, la retourner … Pour certaines et certains d’entre nous, la philosophie, si elle échoue nécessairement à la résoudre, offre cependant le seul modus vivendi possible pour la supporter.

C’est ce à quoi, bien ou mal, cette entreprise d’écriture s’attelle.

PS : La lectrice perspicace ou le lecteur attentif remarquera que, dans cet épisode du Feuilleton philosophique, parmi tous les philosophes possiblement convocables, n’en avons cité qu’un seul : Descartes. C’est peut-être encore trop et nous verrons pourquoi.

 
 
 

Comments


JOIGNEZ-VOUS À la LISTE D'ENVOI

Ne manquez pas une mise à jour

Merci pour votre envoi !

© 2020 Estelle Bauman

bottom of page